Le Rouge et le Noir/Chapitre LIV

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Michel Lévy frères (p. 387-393).

LIV

Strasbourg.

Fascination ! tu as de l’amour toute son énergie, toute sa puissance d’éprouver le malheur. Ses plaisirs enchanteurs, ses douces jouissances sont seuls au-delà de ta sphère. Je ne pouvais pas dire en la voyant dormir : elle est toute à moi, avec sa beauté d’ange et ses douces faiblesses ! La voilà livrée à ma puissance, telle que le ciel la fit dans sa miséricorde pour enchanter un cœur d’homme.
Ode de Schiller.

Forcé de passer huit jours à Strasbourg, Julien cherchait à se distraire par des idées de gloire militaire et de dévouement à la patrie. Était-il donc amoureux ? il n’en savait rien, il trouvait seulement dans son âme bourrelée Mathilde maîtresse absolue de son bonheur comme de son imagination. Il avait besoin de toute l’énergie de son caractère pour se maintenir au-dessus du désespoir. Penser à ce qui n’avait pas quelque rapport à mademoiselle de La Mole était hors de sa puissance. L’ambition, les simples succès de vanité le distrayaient autrefois des sentiments que madame de Rênal lui avait inspirés. Mathilde avait tout absorbé ; il la trouvait partout dans l’avenir.

De toutes parts, dans cet avenir, Julien voyait le manque de succès. Cet être que l’on a vu à Verrières si rempli de présomption, si orgueilleux, était tombé dans un excès de modestie ridicule.

Trois jours auparavant il eût tué avec plaisir l’abbé Castanède et si, à Strasbourg, un enfant se fût pris de querelle avec lui, il eût donné raison à l’enfant. En repensant aux adversaires, aux ennemis, qu’il avait rencontrés dans sa vie, il trouvait toujours que lui, Julien, avait eu tort.

C’est qu’il avait maintenant pour implacable ennemie cette imagination puissante, autrefois sans cesse employée à lui peindre dans l’avenir des succès si brillants.

La solitude absolue de la vie de voyageur augmentait l’empire de cette noire imagination. Quel trésor n’eût pas été un ami ! Mais, se disait Julien, est-il donc un cœur qui batte pour moi ? Et quand j’aurais un ami, l’honneur ne me commande-t-il pas un silence éternel ?

Il se promenait à cheval tristement dans les environs de Kehl ; c’est un bourg sur le bord du Rhin, immortalisé par Desaix et Gouvion Saint-Cyr. Un paysan allemand lui montrait les petits ruisseaux, les chemins, les îlots du Rhin auxquels le courage de ces grands généraux a fait un nom. Julien, conduisant son cheval de la main gauche, tenait déployée de la droite la superbe carte qui orne les Mémoires du maréchal Saint-Cyr. Une exclamation de gaieté lui fit lever la tête.

C’était le prince Korasoff, cet ami de Londres, qui lui avait dévoilé quelques mois auparavant les premières règles de la haute fatuité. Fidèle à ce grand art, Korasoff, arrivé de la veille à Strasbourg, depuis une heure à Kehl, et qui de la vie n’avait lu une ligne sur le siège de 1796, se mit à tout expliquer à Julien. Le paysan allemand le regardait étonné ; car il savait assez de français pour distinguer les énormes bévues dans lesquelles tombait le prince. Julien était à mille lieues des idées du paysan, il regardait avec étonnement ce beau jeune homme, il admirait sa grâce à monter à cheval.

L’heureux caractère ! se disait-il. Comme son pantalon va bien ; avec quelle élégance sont coupés ses cheveux ! Hélas ! si j’eusse été ainsi, peut-être qu’après m’avoir aimé trois jours, elle ne m’eût pas pris en aversion.

Quand le prince eut fini son siège de Kehl : — Vous avez la mine d’un trappiste, dit-il à Julien, vous outrez le principe de la gravité que je vous ai donné à Londres. L’air triste ne peut être de bon ton ; c’est l’air ennuyé qu’il faut. Si vous êtes triste, c’est donc quelque chose qui vous manque, quelque chose qui ne vous a pas réussi.

C’est montrer soi inférieur. Êtes-vous ennuyé, au contraire, c’est ce qui a essayé vainement de vous plaire qui est inférieur. Comprenez donc, mon cher, combien la méprise est grave.

Julien jeta un écu au paysan qui les écoutait bouche béante.

— Bien, dit le prince, il y a de la grâce, un noble dédain ! fort bien ! Et il mit son cheval au galop. Julien le suivit, rempli d’une admiration stupide.

Ah ! si j’eusse été ainsi, elle ne m’eût pas préféré Croisenois ! Plus sa raison était choquée des ridicules du prince, plus il se méprisait de ne pas les admirer, et s’estimait malheureux de ne pas les avoir. Le dégoût de soi-même ne peut aller plus loin.

Le prince le trouvant décidément triste : — Ah ! çà, mon cher, lui dit-il en rentrant à Strasbourg, avez-vous perdu tout votre argent, ou seriez-vous amoureux de quelque petite actrice ?

Les Russes copient les mœurs françaises, mais toujours à cinquante ans de distance. Ils en sont maintenant au siècle de Louis XV.

Ces plaisanteries sur l’amour mirent des larmes dans les yeux de Julien : Pourquoi ne consulterais-je pas cet homme si aimable ? se dit-il tout à coup.

— Eh bien oui, mon cher, dit-il au prince, vous me voyez à Strasbourg fort amoureux et même délaissé. Une femme charmante, qui habite une ville voisine, m’a planté là après trois jours de passion, et ce changement me tue.

Il peignit au prince, sous des noms supposés, les actions et le caractère de Mathilde.

— N’achevez pas, dit Korasoff : pour vous donner confiance en votre médecin, je vais terminer la confidence. Le mari de cette jeune femme jouit d’une fortune énorme, ou bien plutôt elle appartient, elle, à la plus haute noblesse du pays. Il faut qu’elle soit fière de quelque chose.

Julien fit un signe de tête, il n’avait plus le courage de parler.

— Fort bien, dit le prince, voici trois drogues assez amères que vous allez prendre sans délai :

1° Voir tous les jours madame…, comment l’appelez-vous ?

— Madame de Dubois.

Quel nom ! dit le prince en éclatant de rire ; mais pardon, il est sublime pour vous. Il s’agit de voir chaque jour madame de Dubois, n’allez pas surtout paraître à ses yeux froid et piqué ; rappelez-vous le grand principe de votre siècle : soyez le contraire de ce à quoi l’on s’attend. Montrez-vous précisément tel que vous étiez huit jours avant d’être honoré de ses bontés.

— Ah ! j’étais tranquille alors, s’écria Julien avec désespoir, je croyais la prendre en pitié…

— Le papillon se brûle à la chandelle, continua le prince, comparaison vieille comme le monde.

1° Vous la verrez tous les jours ;

2° Vous ferez la cour à une femme de sa société, mais sans vous donner les apparences de la passion, entendez-vous ? Je ne vous le cache pas, votre rôle est difficile ; vous jouez la comédie, et si l’on devine que vous la jouez, vous êtes perdu.

— Elle a tant d’esprit, et moi si peu ! Je suis perdu, dit Julien tristement.

— Non, vous êtes seulement plus amoureux que je ne le croyais. Madame de Dubois est profondément occupée d’elle-même, comme toutes les femmes qui ont reçu du ciel ou trop de noblesse ou trop d’argent. Elle se regarde au lieu de vous regarder, donc elle ne vous connaît pas. Pendant les deux ou trois accès d’amour qu’elle s’est donnés en votre faveur, à grand effort d’imagination, elle voyait en vous le héros qu’elle avait rêvé, et non pas ce que vous êtes réellement…

Mais que diable, ce sont là les éléments, mon cher Sorel, êtes-vous tout à fait un écolier ?…

Parbleu ! entrons dans ce magasin ; voilà un col noir charmant, on le dirait fait par John Anderson, de Burlington street : faites-moi le plaisir de le prendre, et de jeter bien loin cette ignoble corde noire que vous avez au cou.

Ah çà, continua le prince en sortant de la boutique du premier passementier de Strasbourg, quelle est la société de madame de Dubois ? grand Dieu ! quel nom ! Ne vous fâchez pas, mon cher Sorel, c’est plus fort que moi… À qui ferez-vous la cour ?

— À une prude par excellence, fille d’un marchand de bas immensément riche. Elle a les plus beaux yeux du monde, et qui me plaisent infiniment ; elle tient sans doute le premier rang dans le pays ; mais au milieu de toutes ses grandeurs, elle rougit au point de se déconcerter si quelqu’un vient à parler de commerce et de boutique. Et par malheur, son père était l’un des marchands les plus connus de Strasbourg.

— Ainsi si l’on parle d’industrie, dit le prince en riant, vous êtes sûr que votre belle songe à elle et non pas à vous. Ce ridicule est divin et fort utile, il vous empêchera d’avoir le moindre moment de folie auprès de ses beaux yeux. Le succès est certain.

Julien songeait à madame la maréchale de Fervaques qui venait beaucoup à l’hôtel de La Mole. C’était une belle étrangère qui avait épousé le maréchal un an avant sa mort. Toute sa vie semblait n’avoir d’autre objet que de faire oublier qu’elle était fille d’un industriel, et pour être quelque chose à Paris, elle s’était mise à la tête de la vertu.

Julien admirait sincèrement le prince ; que n’eût-il pas donné pour avoir ses ridicules ! La conversation entre les deux amis fut infinie ; Korasoff était ravi : jamais un Français ne l’avait écouté aussi longtemps. Ainsi, j’en suis enfin venu, se disait le prince charmé, à me faire écouter en donnant des leçons à mes maîtres !

— Nous sommes bien d’accord, répétait-il à Julien pour la dixième fois, pas l’ombre de passion quand vous parlerez à la jeune beauté, fille du marchand de bas de Strasbourg, en présence de madame de Dubois. Au contraire, passion brûlante en écrivant. Lire une lettre d’amour bien écrite est le souverain plaisir pour une prude ; c’est un moment de relâche. Elle ne joue pas la comédie, elle ose écouter son cœur ; donc deux lettres par jour.

— Jamais, jamais ! dit Julien découragé ; je me ferais plutôt piler dans un mortier que de composer trois phrases ; je suis un cadavre, mon cher, n’espérez plus rien de moi. Laissez-moi mourir au bord de la route.

— Et qui vous parle de composer des phrases ? J’ai dans mon nécessaire six volumes de lettres d’amour manuscrites. Il y en a pour tous les caractères de femme, j’en ai pour la plus haute vertu. Est-ce que Kalisky n’a pas fait la cour à Richemond-la-Terrasse, vous savez, à trois lieues de Londres, à la plus jolie quakeresse de toute l’Angleterre ?

Julien était moins malheureux quand il quitta son ami à deux heures du matin.

Le lendemain le prince fit appeler un copiste, et deux jours après Julien eut cinquante-trois lettres d’amour bien numérotées, destinées à la vertu la plus sublime et la plus triste.

— Il n’y en a pas cinquante-quatre, dit le prince, parce que Kalisky se fit éconduire ; mais que vous importe d’être maltraité par la fille du marchand de bas, puisque vous ne voulez agir que sur le cœur de madame de Dubois ?

Tous les jours on montait à cheval : le prince était fou de Julien. Ne sachant comment lui témoigner son amitié soudaine, il finit par lui offrir la main d’une de ses cousines, riche héritière de Moscou. — Et une fois marié, ajouta-t-il, mon influence et la croix que vous avez là vous font colonel en deux ans.

— Mais cette croix n’est pas donnée par Napoléon, il s’en faut bien.

— Qu’importe, dit le prince, ne l’a-t-il pas inventée ? Elle est encore de bien loin la première en Europe.

Julien fut sur le point d’accepter ; mais son devoir le rappelait auprès du grand personnage ; en quittant Korasoff il promit d’écrire. Il reçut la réponse à la note secrète qu’il avait apportée, et courut vers Paris ; mais à peine eut-il été seul deux jours de suite, que quitter la France et Mathilde lui parut un supplice pire que la mort. Je n’épouserai pas les millions que m’offre Korasoff, se dit-il, mais je suivrai ses conseils.

Après tout, l’art de séduire est son métier ; il ne songe qu’à cette seule affaire depuis plus de quinze ans, car il en a trente. On ne peut pas dire qu’il manque d’esprit ; il est fin et cauteleux ; l’enthousiasme, la poésie sont une impossibilité dans ce caractère : c’est un procureur ; raison de plus pour qu’il ne se trompe pas.

Il le faut, je vais faire la cour à madame de Fervaques.

Elle m’ennuiera bien peut-être un peu, mais je regarderai ces yeux si beaux et qui ressemblent tellement à ceux qui m’ont le plus aimé au monde.

Elle est étrangère ; c’est un caractère nouveau à observer.

Je suis fou, je me noie, je dois suivre les conseils d’un ami et ne pas m’en croire moi-même.