La Chartreuse de Parme (édition Martineau, 1927)/Chapitre XXIII

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 290-326).


CHAPITRE VINGT-TROISIÈME



Au milieu de ce déchaînement général, le seul archevêque Landriani se montra fidèle à la cause de son jeune ami ; il osait répéter, même à la cour de la princesse, la maxime de droit suivant laquelle, dans tout procès, il faut réserver une oreille pure de tout préjugé, pour entendre les justifications d’un absent.

Dès le lendemain de l’évasion de Fabrice, plusieurs personnes avaient reçu un sonnet assez médiocre qui célébrait cette fuite comme une des belles actions du siècle, et comparait Fabrice à un ange arrivant sur la terre les ailes étendues. Le surlendemain soir, tout Parme répétait un sonnet sublime. C’était le monologue de Fabrice se laissant glisser le long de la corde, et jugeant les divers incidents de sa vie. Ce sonnet lui donna rang dans l’opinion par deux vers magnifiques, tous les connaisseurs reconnurent le style de Ferrante Palla.

Mais ici il me faudrait chercher le style épique : où trouver des couleurs pour peindre les torrents d’indignation qui tout à coup submergèrent tous les cœurs bien pensants, lorsqu’on apprit l’effroyable insolence de cette illumination du château de Sacca ? Il n’y eut qu’un cri contre la duchesse ; même les libéraux véritables trouvèrent que c’était compromettre d’une façon barbare les pauvres suspects retenus dans les diverses prisons, et exaspérer inutilement le cœur du souverain. Le comte Mosca déclara qu’il ne restait plus qu’une ressource aux anciens amis de la duchesse, c’était de l’oublier. Le concert d’exécration fut donc unanime ; un étranger passant par la ville eût été frappé de l’énergie de l’opinion publique. Mais en ce pays où l’on sait apprécier le plaisir de la vengeance, l’illumination de Sacca et la fête admirable donnée dans le parc à plus de six mille paysans eurent un immense succès. Tout le monde répétait à Parme que la duchesse avait fait distribuer mille sequins à ses paysans ; on expliquait ainsi l’accueil un peu dur fait à une trentaine de gendarmes que la police avait eu la nigauderie d’envoyer dans ce petit village, trente-six heures après la soirée sublime et l’ivresse générale qui l’avait suivie. Les gendarmes, accueillis à coups de pierres, avaient pris la fuite, et deux d’entre eux, tombés de cheval, avaient été jetés dans le Pô.

Quant à la rupture du grand réservoir d’eau du palais Sanseverina, elle avait passé à peu près inaperçue : c’était pendant la nuit que quelques rues avaient été plus ou moins inondées, le lendemain on eût dit qu’il avait plu. Ludovic avait eu soin de briser les vitres d’une fenêtre du palais, de façon que l’entrée des voleurs était expliquée.

On avait même trouvé une petite échelle. Le seul comte Mosca reconnut le génie de son amie.

Fabrice était parfaitement décidé à revenir à Parme aussitôt qu’il le pourrait ; il envoya Ludovic porter une longue lettre à l’archevêque, et ce fidèle serviteur revint mettre à la poste au premier village du Piémont, à Sannazaro au couchant de Pavie, une épître latine que le digne prélat adressait à son jeune protégé. Nous ajouterons un détail qui, comme plusieurs autres sans doute, fera longueur dans les pays où l’on n’a plus besoin de précautions. Le nom de Fabrice del Dongo n’était jamais écrit ; toutes les lettres qui lui étaient destinées étaient adressées à Ludovic San Micheli, à Locarno en Suisse, ou à Belgirate en Piémont. L’enveloppe était faite d’un papier grossier, le cachet mal appliqué, l’adresse à peine lisible, et quelquefois ornée de recommandations dignes d’une cuisinière ; toutes les lettres étaient datées de Naples six jours avant la date véritable.

Du village piémontais de Sannazaro, près de Pavie, Ludovic retourna en toute hâte à Parme ; il était chargé d’une mission à laquelle Fabrice mettait la plus grande importance ; il ne s’agissait de rien moins que de faire parvenir à Clélia Conti un mouchoir de soie sur lequel était imprimé un sonnet de Pétrarque. Il est vrai qu’un mot était changé à ce sonnet : Clélia le trouva sur sa table deux jours après avoir reçu les remerciements du marquis Crescenzi qui se disait le plus heureux des hommes, et il n’est pas besoin de dire quelle impression cette marque d’un souvenir toujours constant produisit sur son cœur.

Ludovic devait chercher à se procurer tous les détails possibles sur ce qui se passait à la citadelle. Ce fut lui qui apprit à Fabrice la triste nouvelle que le mariage du marquis Crescenzi semblait désormais une chose décidée ; il ne se passait presque pas de journée sans qu’il donnât une fête à Clélia, dans l’intérieur de la citadelle. Une preuve décisive du mariage c’est que ce marquis, immensément riche et par conséquent fort avare, comme c’est l’usage parmi les gens opulents du nord de l’Italie, faisait des préparatifs immenses, et pourtant il épousait une fille sans dot. Il est vrai que la vanité du général Fabio Conti, fort choquée de cette remarque, la première qui se fût présentée à l’esprit de tous ses compatriotes, venait d’acheter une terre de plus de 300,000 francs, et cette terre, lui qui n’avait rien, il l’avait payée comptant, apparemment des deniers du marquis. Aussi le général avait-il déclaré qu’il donnait cette terre en mariage à sa fille. Mais les frais d’acte et autres, montant à plus de 12.000 francs, semblèrent une dépense fort ridicule au marquis Crescenzi, être éminemment logique. De son côté il faisait fabriquer à Lyon des tentures magnifiques de couleurs, fort bien agencées et calculées pour l’agrément de l’œil, par le célèbre Pallagi, peintre de Bologne. Ces tentures, dont chacune contenait une partie prise dans les armes de la famille Crescenzi, qui, comme l’univers le sait, descend du fameux Crescentius, consul de Rome en 985, devaient meubler les dix-sept salons qui formaient le rez-de-chaussée du palais du marquis. Les tentures, les pendules et les lustres rendus à Parme coûtèrent plus de 350.000 francs ; le prix des glaces nouvelles, ajoutées à celles que la maison possédait déjà, s’éleva à 200.000 francs. À l’exception de deux salons, ouvrages célèbres du Parmesan, le grand peintre du pays après le divin Corrège, toutes les pièces du premier et du second étage étaient maintenant occupées par les peintres célèbres de Florence, de Rome et de Milan, qui les ornaient de peintures à fresque. Fokelberg, le grand sculpteur suédois ; Tenerani de Rome, et Marchesi de Milan, travaillaient depuis un an à dix bas-reliefs représentant autant de belles actions de Crescentius, ce véritable grand homme. La plupart des plafonds, peints à fresque, offraient aussi quelque allusion à sa vie. On admirait généralement le plafond où Hayez, de Milan, avait représenté Crescentius reçu dans les Champs-Élysées par François Sforce ; Laurent le Magnifique, le roi Robert, le tribun Cola di Rienzi, Machiavel, le Dante et les autres grands hommes du moyen âge. L’admiration pour ces âmes d’élite est supposée faire épigramme contre les gens au pouvoir.

Tous ces détails magnifiques occupaient exclusivement l’attention de la noblesse et des bourgeois de Parme, et percèrent le cœur de notre héros lorsqu’il les lut racontés, avec une admiration naïve, dans une longue lettre de plus de vingt pages que Ludovic avait dictée à un douanier de Casal-Maggiore.

Et moi je suis si pauvre ! se disait Fabrice, quatre mille livres de rente en tout et pour tout ! c’est vraiment une insolence à moi d’oser être amoureux de Clélia Conti, pour qui se font tous ces miracles.

Un seul article de la longue lettre de Ludovic, mais celui-là écrit de sa mauvaise écriture, annonçait à son maître qu’il avait rencontré le soir, et dans l’état d’un homme qui se cache, le pauvre Grillo son ancien geôlier, qui avait été mis en prison, puis relâché. Cet homme lui avait demandé un sequin par charité, et Ludovic lui en avait donné quatre au nom de la duchesse. Les anciens geôliers récemment mis en liberté, au nombre de douze, se préparaient à donner une fête à coups de couteau (un trattamento di cortellate) aux nouveaux geôliers leurs successeurs, si jamais ils parvenaient à les rencontrer hors de la citadelle. Grillo avait dit que presque tous les jours il y avait sérénade à la forteresse, que mademoiselle Clélia Conti était fort pâle, souvent malade, et autres choses semblables. Ce mot ridicule fit que Ludovic reçut, courrier par courrier, l’ordre de revenir à Locarno. Il revint, et les détails qu’il donna de vive voix furent encore plus tristes pour Fabrice.

On peut juger de l’amabilité dont celui-ci était pour la pauvre duchesse ; il eût souffert mille morts plutôt que de prononcer devant elle le nom de Clélia Conti. La duchesse abhorrait Parme ; et, pour Fabrice, tout ce qui rappelait cette ville était à la fois sublime et attendrissant.

La duchesse avait moins que jamais oublié sa vengeance ; elle était si heureuse avant l’incident de la mort de Giletti ! et maintenant, quel était son sort ! elle vivait dans l’attente d’un événement affreux dont elle se serait bien gardée de dire un mot à Fabrice, elle qui autrefois, lors de son arrangement avec Ferrante, croyait tant réjouir Fabrice en lui apprenant qu’un jour il serait vengé.

On peut se faire quelque idée maintenant de l’agrément des entretiens de Fabrice avec la duchesse ; un silence morne régnait presque toujours entre eux. Pour augmenter les agréments de leurs relations, la duchesse avait cédé à la tentation de jouer un mauvais tour à ce neveu trop chéri. Le comte lui écrivait presque tous les jours ; apparemment il envoyait des courriers comme du temps de leurs amours, car ses lettres portaient toujours le timbre de quelque petite ville de la Suisse. Le pauvre homme se torturait l’esprit pour ne pas parler trop ouvertement de sa tendresse, et pour construire des lettres amusantes à peine si on les parcourait d’un œil distrait. Que fait, hélas ! la fidélité d’un amant estimé, quand on a le cœur percé par la froideur de celui qu’on lui préfère ?

En deux mois de temps la duchesse ne lui répondit qu’une fois, et ce fut pour l’engager à sonder le terrain auprès de la princesse, et à voir si, malgré l’insolence du feu d’artifice, on recevrait avec plaisir une lettre d’elle duchesse. La lettre qu’il devait présenter, s’il le jugeait à propos, demandait la place de chevalier d’honneur de la princesse, devenue vacante depuis peu, pour le marquis Crescenzi, et désirait qu’elle lui fût accordée en considération de son mariage. La lettre de la duchesse était un chef-d’œuvre : c’était le respect le plus tendre et le mieux exprimé ; on n’avait pas admis dans ce style courtisanesque le moindre mot dont les conséquences, même les plus éloignées, pussent n’être pas agréables à la princesse. Aussi la réponse respirait-elle une amitié tendre et que l’absence met à la torture.

« Mon fils et moi, lui disait la princesse, n’avons pas eu une soirée un peu passable depuis votre départ si brusque. Ma chère duchesse ne se souvient donc plus que c’est elle qui m’a fait rendre une voix consultative dans la nomination des officiers de ma maison ? Elle se croit donc obligée de me donner des motifs pour la place du marquis, comme si son désir exprimé n’était pas pour moi le premier des motifs ? Le marquis aura la place, si je puis quelque chose ; et il y en aura toujours une dans mon cœur, et la première, pour mon aimable duchesse. Mon fils se sert absolument des mêmes expressions, un peu fortes pourtant dans la bouche d’un grand garçon de vingt et un ans, et vous demande des échantillons de minéraux de la vallée d’Orta, voisine de Belgirate. Vous pouvez adresser vos lettres, que j’espère fréquentes, au comte, qui vous déteste toujours et que j’aime surtout à cause de ces sentiments. L’archevêque aussi vous est resté fidèle. Nous espérons tous vous revoir un jour : rappelez-vous qu’il le faut. La marquise Ghisleri, ma grande-maîtresse, se dispose à quitter ce monde pour un meilleur : la pauvre femme m’a fait bien du mal ; elle me déplaît encore en s’en allant mal à propos ; sa maladie me fait penser au nom que j’eusse mis autrefois avec tant de plaisir à la place du sien, si toutefois j’eusse pu obtenir ce sacrifice de l’indépendance de cette femme unique qui, en nous fuyant, a emporté avec elle toute la joie de ma petite cour, etc., etc. »

C’était donc avec la conscience d’avoir cherché à hâter, autant qu’il était en elle, le mariage qui mettait Fabrice au désespoir, que la duchesse le voyait tous les jours. Aussi passaient-ils quelquefois quatre ou cinq heures à voguer ensemble sur le lac, sans se dire un seul mot. La bienveillance était entière et parfaite du côté de Fabrice ; mais il pensait à d’autres choses, et son âme naïve et simple ne lui fournissait rien à dire. La duchesse le voyait, et c’était son supplice.

Nous avons oublié de raconter en son lieu que la duchesse avait pris une maison à Belgirate, village charmant, et qui tient tout ce que son nom promet (voir un beau tournant du lac). De la porte-fenêtre de son salon, la duchesse pouvait mettre le pied dans sa barque. Elle en avait pris une fort ordinaire, et pour laquelle quatre rameurs eussent suffi ; elle en engagea douze, et s’arrangea de façon à avoir un homme de chacun des villages situés aux environs de Belgirate. La troisième ou quatrième fois qu’elle se trouva au milieu du lac avec tous ces hommes bien choisis, elle fit arrêter le mouvement des rames.

— Je vous considère tous comme des amis, leur dit-elle, et je veux vous confier un secret. Mon neveu Fabrice s’est sauvé de prison ; et peut-être, par trahison, on cherchera à le reprendre, quoiqu’il soit sur votre lac, pays de franchise. Ayez l’oreille au guet, et prévenez-moi de tout ce que vous apprendrez. Je vous autorise à entrer dans ma chambre le jour et la nuit.

Les rameurs répondirent avec enthousiasme ; elle savait se faire aimer. Mais elle ne pensait pas qu’il fût question de reprendre Fabrice ; c’était pour elle qu’étaient tous ces soins, et, avant l’ordre fatal d’ouvrir le réservoir du palais Sanseverina, elle n’y eût pas songé.

Sa prudence l’avait aussi engagée à prendre un appartement au port de Locarno pour Fabrice ; tous les jours il venait la voir, ou elle-même allait en Suisse. On peut juger de l’agrément de leurs perpétuels tête-à-tête par ce détail : La marquise et ses filles vinrent les voir deux fois, et la présence de ces étrangères leur fit plaisir ; car, malgré les liens du sang, on peut appeler étrangère une personne qui ne sait rien de nos intérêts les plus chers, et que l’on ne voit qu’une fois par an.

La duchesse se trouvait un soir à Locarno, chez Fabrice, avec la marquise et ses deux filles. L’archiprêtre du pays et le curé étaient venus présenter leurs respects à ces dames ; l’archiprêtre, qui était intéressé dans une maison de commerce, et se tenait fort au courant des nouvelles, s’avisa de dire :

— Le prince de Parme est mort !

La duchesse pâlit extrêmement ; elle eut à peine le courage de dire :

— Donne-t-on des détails ?

— Non, répondit l’archiprêtre ; la nouvelle se borne à dire la mort, qui est certaine.

La duchesse regarda Fabrice. J’ai fait cela pour lui, se dit-elle j’aurais fait mille fois pis, et le voilà qui est là devant moi indifférent et songeant à une autre ! Il était au-dessus des forces de la duchesse de supporter cette affreuse pensée ; elle tomba dans un profond évanouissement. Tout le monde s’empressa pour la secourir ; mais, en revenant à elle, elle remarqua que Fabrice se donnait moins de mouvement que l’archiprêtre et le curé ; il rêvait comme à l’ordinaire.

— Il pense à retourner à Parme, se dit la duchesse, et peut-être à rompre le mariage de Clélia avec le marquis ; mais je saurai l’empêcher. Puis, se souvenant de la présence des deux prêtres, elle se hâta d’ajouter :

— C’était un grand prince, et qui a été bien calomnié ! C’est une perte immense pour nous !

Les deux prêtres prirent congé, et la duchesse, pour être seule, annonça qu’elle allait se mettre au lit.

— Sans doute, se disait-elle, la prudence m’ordonne d’attendre un mois ou deux avant de retourner à Parme ; mais je sens que je n’aurai jamais cette patience ; je souffre trop ici. Cette rêverie continuelle, ce silence de Fabrice, sont pour mon cœur un spectacle intolérable. Qui me l’eût dit que je m’ennuierais en me promenant sur ce lac charmant, en tête à tête avec lui, et au moment où j’ai fait pour le venger plus que je ne puis lui dire ! Après un tel spectacle, la mort n’est rien. C’est maintenant que je paie les transports de bonheur et de joie enfantine que je trouvais dans mon palais à Parme lorsque j’y reçus Fabrice revenant de Naples. Si j’eusse dit un mot, tout était fini, et peut-être que, lié avec moi, il n’eût pas songé à cette petite Clélia ; mais ce mot me faisait une répugnance horrible. Maintenant elle l’emporte sur moi. Quoi de plus simple ? elle a vingt ans ; et moi, changée par les soucis, malade, j’ai le double de son âge !… Il faut mourir, il faut finir ! Une femme de quarante ans n’est plus quelque chose que pour les hommes qui l’ont aimée dans sa jeunesse ! Maintenant je ne trouverai plus que des jouissances de vanité ; et cela vaut-il la peine de vivre ? Raison de plus pour aller à Parme, et pour m’amuser. Si les choses tournaient d’une certaine façon, on m’ôterait la vie. Eh bien ! où est le mal ? Je ferai une mort magnifique, et, avant que de finir, mais seulement alors, je dirai à Fabrice : Ingrat ! c’est pour toi !… Oui, je ne puis trouver d’occupation pour ce peu de vie qui me reste qu’à Parme ; j’y ferai la grande dame. Quel bonheur si je pouvais être sensible maintenant à toutes ces distinctions qui autrefois faisaient le malheur de la Raversi ! Alors, pour voir mon bonheur, j’avais besoin de regarder dans les yeux de l’envie… Ma vanité a un bonheur ; à l’exception du comte peut-être, personne n’aura pu deviner quel a été l’événement qui a mis fin à la vie de mon cœur. J’aimerai Fabrice, je serai dévouée à sa fortune ; mais il ne faut pas qu’il rompe le mariage de la Clélia, et qu’il finisse par l’épouser… Non, cela ne sera pas !

La duchesse en était là de son triste monologue, lorsqu’elle entendit un grand bruit dans la maison.

— Bon ! se dit-elle, voilà qu’on vient m’arrêter ; Ferrante se sera laissé prendre, il aura parlé. Eh bien, tant mieux ! je vais avoir une occupation : je vais leur disputer ma tête. Mais primo, il ne faut pas se laisser prendre.

La duchesse, à demi vêtue, s’enfuit au fond de son jardin ; elle songeait déjà à passer par-dessus un petit mur et à se sauver dans la campagne ; mais elle vit qu’on entrait dans sa chambre. Elle reconnut Bruno, l’homme de confiance du comte : il était seul avec sa femme de chambre. Elle s’approcha de la porte-fenêtre. Cet homme parlait à la femme de chambre des blessures qu’il avait reçues. La duchesse rentra chez elle, Bruno se jeta presque à ses pieds, la conjurant de ne pas dire au comte l’heure ridicule à laquelle il arrivait.

— Aussitôt la mort du prince, ajouta-t-il, M. le comte a donné l’ordre, à toutes les postes, de ne pas fournir de chevaux aux sujets des états de Parme. En conséquence, je suis allé jusqu’au Pô avec les chevaux de la maison ; mais au sortir de la barque, ma voiture a été renversée, brisée, abîmée, et j’ai eu des contusions si graves que je n’ai pu monter à cheval, comme c’était mon devoir.

— Eh bien ! dit la duchesse, il est trois heures du matin : je dirai que vous êtes arrivé à midi ; mais n’allez pas me contredire.

— Je reconnais bien les bontés de madame.

La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention.

Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d’une raison, nous voudrions taire ; mais nous sommes forcés d’en venir à des événements qui sont de notre domaine, puis qu’ils ont pour théâtre le cœur des personnages.

— Mais, grand Dieu ! comment est mort ce grand prince ? dit la duchesse à Bruno.

— Il était à la chasse des oiseaux de passage, dans les marais, le long du Pô, à deux lieues de Sacca. Il est tombé dans un trou caché par une touffe d’herbe ; il était tout en sueur, et le froid l’a saisi ; on l’a transporté dans une maison isolée, où il est mort au bout de quelques heures. D’autres prétendent que MM. Catena et Borone sont morts aussi, et que tout l’accident provient des casseroles de cuivre du paysan chez lequel on est entré, qui étaient remplies de vert-de-gris. On a déjeuné chez cet homme. Enfin, les têtes exaltées, les jacobins, qui racontent ce qu’ils désirent, parlent de poison. Je sais que mon ami Toto, fourrier de la cour, aurait péri sans les soins généreux d’un manant qui paraissait avoir de grandes connaissances en médecine, et lui a fait faire des remèdes fort singuliers. Mais on ne parle déjà plus de cette mort du prince : au fait, c’était un homme cruel. Lorsque je suis parti, le peuple se rassemblait pour massacrer le fiscal général Rassi : on voulait aussi aller mettre le feu aux portes de la citadelle, pour tâcher de faire sauver les prisonniers. Mais on prétendait que Fabio Conti tirerait ses canons. D’autres assuraient que les canonniers de la citadelle avaient jeté de l’eau sur leur poudre et ne voulaient pas massacrer leurs concitoyens. Mais voici qui est bien plus intéressant : tandis que le chirurgien de Sandolaro arrangeait mon pauvre bras, un homme est arrivé de Parme, qui a dit que le peuple ayant trouvé dans les rues Barbone, ce fameux commis de la citadelle, l’a assommé, et ensuite on est allé le pendre à l’arbre de la promenade qui est le plus voisin de la citadelle. Le peuple était en marche pour aller briser cette belle statue du prince qui est dans les jardins de la cour. Mais M. le comte a pris un bataillon de la garde, l’a rangé devant la statue, et a fait dire au peuple qu’aucun de ceux qui entreraient dans les jardins n’en sortirait vivant, et le peuple avait peur. Mais ce qui est bien singulier, et que cet homme arrivant de Parme, et qui est un ancien gendarme, m’a répété plusieurs fois, c’est que M. le comte a donné des coups de pied au général P…, commandant la garde du prince, et l’a fait conduire hors du jardin par deux fusiliers, après lui avoir arraché ses épaulettes.

— Je reconnais bien là le comte, s’écria la duchesse avec un transport de joie qu’elle n’eût pas prévu une minute auparavant ; il ne souffrira jamais qu’on outrage notre princesse ; et quant au général P…, par dévouement pour ses maîtres légitimes, il n’a jamais voulu servir l’usurpateur, tandis que le comte, moins délicat, a fait toutes les campagnes d’Espagne, ce qu’on lui a souvent reproché à la cour.

La duchesse avait ouvert la lettre du comte, mais en interrompait la lecture pour faire cent questions à Bruno.

La lettre était bien plaisante ; le comte employait les termes les plus lugubres, et cependant la joie la plus vive éclatait à chaque mot ; il évitait les détails sur le genre de mort du prince, et finissait sa lettre par ces mots :

« Tu vas revenir sans doute, mon cher ange ! mais je te conseille d’attendre un jour ou deux le courrier que la princesse t’enverra, à ce que j’espère, aujourd’hui ou demain ; il faut que ton retour soit magnifique comme ton départ a été hardi. Quant au grand criminel qui est auprès de toi, je compte bien le faire juger par douze juges appelés de toutes les parties de cet état. Mais, pour faire punir ce monstre-là comme il le mérite, il faut d’abord que je puisse faire des papillotes avec la première sentence, si elle existe. »

Le comte avait rouvert sa lettre :

« Voici bien une autre affaire : je viens de faire distribuer des cartouches aux deux bataillons de la garde ; je vais me battre et mériter de mon mieux ce surnom de Cruel dont les libéraux m’ont gratifié depuis si longtemps. Cette vieille momie de général P… a osé parler dans la caserne d’entrer en pourparlers avec le peuple à demi révolté. Je t’écris du milieu de la rue ; je vais au palais, où l’on ne pénétrera que sur mon cadavre. Adieu ! Si je meurs, ce sera en t’adorant quand même, ainsi que j’ai vécu ! N’oublie pas de faire prendre 300.000 francs déposés en ton nom chez D…, à Lyon.

« Voilà ce pauvre diable de Rassi pâle comme la mort, et sans perruque ! tu n’as pas d’idée de cette figure ! Le peuple veut absolument le pendre ; ce serait un grand tort qu’on lui ferait, il mérite d’être écartelé. Il se réfugiait à mon palais, et m’a couru après dans la rue ; je ne sais trop qu’en faire… je ne veux pas le conduire au palais du prince, ce serait faire éclater la révolte de ce côté. F… verra si je l’aime ; mon premier mot à Rassi a été : Il me faut la sentence contre M. del Dongo, et toutes les copies que vous pouvez en avoir, et dites à tous ces juges iniques, qui sont cause de cette révolte, que je les ferai tous pendre, ainsi que vous, mon cher ami, s’ils soufflent un mot de cette sentence, qui n’a jamais existé. Au nom de Fabrice, j’envoie une compagnie de grenadiers à l’archevêque. Adieu, cher ange ! mon palais va être brûlé, et je perdrai les charmants portraits que j’ai de toi. Je cours au palais pour faire destituer cet infâme général P…, qui fait des siennes ; il flatte bassement le peuple, comme autrefois il flattait le feu prince. Tous ces généraux ont une peur du diable ; je vais, je crois, me faire nommer général en chef. »

La duchesse eut la malice de ne pas envoyer réveiller Fabrice ; elle se sentait pour le comte un accès d’admiration qui ressemblait fort à de l’amour. Toutes réflexions faites, se dit-elle, il faut que je l’épouse. Elle le lui écrivit aussitôt, et fit partir un de ses gens. Cette nuit, la duchesse n’eut pas le temps d’être malheureuse.

Le lendemain, sur le midi, elle vit une barque montée par dix rameurs et qui fendait rapidement les eaux du lac ; Fabrice et elle reconnurent bientôt un homme portant la livrée du prince de Parme ; c’était en effet un de ses courriers qui, avant de descendre à terre, cria à la duchesse : — La révolte est apaisée ! Ce courrier lui remit plusieurs lettres du comte, une lettre admirable de la princesse et une ordonnance du prince Ranuce-Ernest V, sur parchemin, qui la nommait duchesse de San Giovanni et grande maîtresse de la princesse douairière. Ce jeune prince, savant en minéralogie, et qu’elle croyait un imbécile, avait eu l’esprit de lui écrire un petit billet ; mais il y avait de l’amour à la fin. Le billet commençait ainsi :


« Le comte dit, madame la duchesse, qu’il est content de moi ; le fait est que j’ai essuyé quelques coups de fusil à ses côtés et que mon cheval a été touché : à voir le bruit qu’on fait pour si peu de chose, je désire vivement assister à une vraie bataille, mais que ce ne soit pas contre mes sujets. Je dois tout au comte ; tous mes généraux, qui n’ont pas fait la guerre, se sont conduits comme des lièvres ; je crois que deux ou trois se sont enfuis jusqu’à Bologne. Depuis qu’un grand et déplorable événement m’a donné le pouvoir, je n’ai point signé d’ordonnance qui m’ait été aussi agréable que celle qui vous nomme grande maîtresse de ma mère. Ma mère et moi, nous nous sommes souvenus qu’un jour vous admiriez la belle vue que l’on a du palazzeto de San Giovanni, qui jadis appartint à Pétrarque, du moins on le dit ; ma mère a voulu vous donner cette petite terre ; et moi, ne sachant que vous donner, et n’osant vous offrir tout ce qui vous appartient, je vous ai faite duchesse dans mon pays ; je ne sais si vous êtes assez savante pour savoir que Sanseverina est un titre romain. Je viens de donner le grand cordon de mon ordre à notre digne archevêque, qui a déployé une fermeté bien rare chez les hommes de soixante-dix ans. Vous ne m’en voudrez pas d’avoir rappelé toutes les dames exilées. On me dit que je ne dois plus signer, dorénavant, qu’après avoir écrit les mots : votre affectionné : je suis fâché que l’on me fasse prodiguer une assurance qui n’est complètement vraie que quand je vous écris

« Votre affectionné,
« ranuce-ernest. »


Qui n’eût dit, d’après ce langage, que la duchesse allait jouir de la plus haute faveur ? Toutefois elle trouva quelque chose de fort singulier dans d’autres lettres du comte, qu’elle reçut deux heures plus tard. Il ne s’expliquait point autrement, mais lui conseillait de retarder de quelques jours son retour à Parme, et d’écrire à la princesse qu’elle était fort indisposée. La duchesse et Fabrice n’en partirent pas moins pour Parme aussitôt après dîner. Le but de la duchesse, que toutefois elle ne s’avouait pas, était de presser le mariage du marquis Crescenzi ; Fabrice, de son côté, fit la route dans des transports de bonheur fous, et qui semblèrent ridicules à sa tante. Il avait l’espoir de revoir bientôt Clélia ; il comptait bien l’enlever, même malgré elle, s’il n’y avait que ce moyen de rompre son mariage.

Le voyage de la duchesse et de son neveu fut très-gai. À une poste avant Parme, Fabrice s’arrêta un instant pour reprendre l’habit ecclésiastique ; d’ordinaire il était vêtu comme un homme en deuil. Quand il rentra dans la chambre de la duchesse :

— Je trouve quelque chose de louche et d’inexplicable, lui dit-elle, dans les lettres du comte. Si tu m’en croyais, tu passerais ici quelques heures ; je t’enverrai un courrier dès que j’aurai parlé à ce grand ministre.

Ce fut avec beaucoup de peine que Fabrice se rendit à cet avis raisonnable. Des transports de joie dignes d’un enfant de quinze ans marquèrent la réception que le comte fit à la duchesse, qu’il appelait sa femme. Il fut longtemps sans vouloir parler politique, et, quand enfin on en vint à la triste raison :

— Tu as fort bien fait d’empêcher Fabrice d’arriver officiellement ; nous sommes ici en pleine réaction. Devine un peu le collègue que le prince m’a donné comme ministre de la justice ! c’est Rassi, ma chère, Rassi, que j’ai traité comme un gueux qu’il est, le jour de nos grandes affaires. À propos, je t’avertis qu’on a supprimé tout ce qui s’est passé ici. Si tu lis notre gazette, tu verras qu’un commis de la citadelle, nommé Barbone, est mort d’une chute de voiture. Quant aux soixante et tant de coquins que j’ai fait tuer à coups de balles, lorsqu’ils attaquaient la statue du prince dans les jardins, ils se portent fort bien, seulement ils sont en voyage. Le comte Zurla, ministre de l’intérieur, est allé lui-même à la demeure de chacun de ces héros malheureux, et a remis quinze sequins à leurs familles ou à leurs amis, avec ordre de dire que le défunt était en voyage, et menace très-expresse de la prison, si l’on s’avisait de faire entendre qu’il avait été tué. Un homme de mon propre ministère, les affaires étrangères, a été envoyé en mission auprès des journalistes de Milan et de Turin, afin qu’on ne parle pas du malheureux événement, c’est le mot consacré ; cet homme doit pousser jusqu’à Paris et Londres, afin de démentir dans tous les journaux, et presque officiellement, tout ce qu’on pourrait dire de nos troubles. Un autre agent s’est acheminé vers Bologne et Florence. J’ai haussé les épaules.

Mais le plaisant, à mon âge, c’est que j’ai eu un moment d’enthousiasme en parlant aux soldats de la garde et arrachant les épaulettes de ce pleutre de général P… En cet instant j’aurais donné ma vie, sans balancer, pour le prince ; j’avoue maintenant que c’eût été une façon bien bête de finir. Aujourd’hui, le prince, tout bon jeune homme qu’il est, donnerait cent écus pour que je mourusse de maladie ; il n’ose pas encore me demander ma démission, mais nous nous parlons le plus rarement possible, et je lui envoie une quantité de petits rapports par écrit, comme je le pratiquais avec le feu prince, après la prison de Fabrice. À propos, je n’ai point fait des papillotes avec la sentence signée contre lui, par la grande raison que ce coquin de Rassi ne me l’a point remise. Vous avez donc fort bien fait d’empêcher Fabrice d’arriver ici officiellement. La sentence est toujours exécutoire ; je ne crois pas pourtant que le Rassi osât faire arrêter notre neveu aujourd’hui, mais il est possible qu’il l’ose dans quinze jours. Si Fabrice veut absolument rentrer en ville, qu’il vienne loger chez moi.

— Mais la cause de tout ceci ? s’écria la duchesse étonnée.

— On a persuadé au prince que je me donne des airs de dictateur et de sauveur de la patrie, et que je veux le mener comme un enfant ; qui plus est, en parlant de lui, j’aurais prononcé le mot fatal : cet enfant. Le fait peut être vrai, j’étais exalté ce jour-là : par exemple, je le voyais un grand homme, parce qu’il n’avait point trop de peur au milieu des premiers coups de fusil qu’il entendît de sa vie. Il ne manque point d’esprit, il a même un meilleur ton que son père ; enfin, je ne saurais trop le répéter, le fond du cœur est honnête et bon ; mais ce cœur sincère et jeune se crispe quand on lui raconte un tour de fripon, et croit qu’il faut avoir l’âme bien noire soi-même pour apercevoir de telles choses : songez à l’éducation qu’il a reçue !…

— Votre Excellence devait songer qu’un jour il serait le maître, et placer un homme d’esprit auprès de lui.

— D’abord, nous avons l’exemple de l’abbé de Condillac, qui, appelé par le marquis de Felino, mon prédécesseur, ne fit de son élève que le roi des nigauds. Il allait à la procession, et, en 1796, il ne sut pas traiter avec le général Bonaparte, qui eût triplé l’étendue de ses états. En second lieu, je n’ai jamais cru rester ministre dix ans de suite. Maintenant que je suis désabusé de tout, et cela depuis un mois, je veux réunir un million, avant de laisser à elle-même cette pétaudière que j’ai sauvée. Sans moi, Parme eût été république pendant deux mois, avec le poète Ferrante Palla pour dictateur.

Ce mot fit rougir la duchesse, le comte ignorait tout.

— Nous allons retomber dans la monarchie ordinaire du dix-huitième siècle : le confesseur et la maîtresse. Au fond, le prince n’aime que la minéralogie, et peut-être vous, madame. Depuis qu’il règne, son valet de chambre, dont je viens de faire le frère capitaine, ce frère a neuf mois de service, ce valet de chambre, dis-je, est allé lui fourrer dans la tête qu’il doit être plus heureux qu’un autre parce que son profil va se trouver sur les écus. À la suite de cette belle idée est arrivé l’ennui.

Maintenant il lui faut un aide de camp, remède à l’ennui. Eh bien ! quand il m’offrirait ce fameux million qui nous est nécessaire pour bien vivre à Naples ou a Paris, je ne voudrais pas être son remède à l’ennui, et passer chaque jour quatre ou cinq heures avec Son Altesse. D’ailleurs, comme j’ai plus d’esprit que lui, au bout d’un mois il me prendrait pour un monstre.

Le feu prince était méchant et envieux, mais il avait fait la guerre et commandé des corps d’armée, ce qui lui avait donné de la tenue ; on trouvait en lui l’étoffe d’un prince, et je pouvais être ministre bon ou mauvais. Avec cet honnête homme de fils candide et vraiment bon, je suis forcé d’être un intrigant. Me voici le rival de la dernière femmelette du château, et rival fort inférieur, car je mépriserai cent détails nécessaires. Par exemple, il y a trois jours, une de ces femmes qui distribuent les serviettes blanches tous les matins dans les appartements a eu l’idée de faire perdre au prince la clef d’un de ses bureaux anglais. Sur quoi Son Altesse a refusé de s’occuper de toutes les affaires dont les papiers se trouvent dans ce bureau ; à la vérité pour vingt francs on peut faire détacher les planches qui en forment le fond, ou employer de fausses clefs ; mais Ranuce-Ernest V m’a dit que ce serait donner de mauvaises habitudes au serrurier de la cour.

Jusqu’ici il lui a été absolument impossible de garder trois jours de suite la même volonté. S’il fût né monsieur le marquis un tel, avec de la fortune, ce jeune prince eût été un des hommes les plus estimables de sa cour, une sorte de Louis XVI ; mais comment, avec sa naïveté pieuse, va-t-il résister à toutes les savantes embûches dont il est entouré ? Aussi le salon de votre ennemie la Raversi est plus puissant que jamais ; on y a découvert que moi, qui ai fait tirer sur le peuple, et qui étais résolu à tuer trois mille hommes s’il le fallait, plutôt que de laisser outrager la statue du prince qui avait été mon maître, je suis un libéral enragé, je voulais faire signer une constitution, et cent absurdités pareilles. Avec ces propos de république, les fous nous empêcheraient de jouir de la meilleure des monarchies… Enfin, madame, vous êtes la seule personne du parti libéral actuel dont mes ennemis me font le chef, sur le compte de qui le prince ne se soit pas expliqué en termes désobligeants ; l’archevêque, toujours parfaitement honnête homme, pour avoir parlé en termes raisonnables de ce que j’ai fait le jour malheureux, est en pleine disgrâce.

Le lendemain du jour qui ne s’appelait pas encore malheureux, quand il était encore vrai que la révolte avait existé, le prince dit à l’archevêque que, pour que vous n’eussiez pas à prendre un titre inférieur en m’épousant, il me ferait duc. Aujourd’hui je crois que c’est Rassi, anobli par moi lorsqu’il me vendait les secrets du feu prince, qui va être fait comte. En présence d’un tel avancement je jouerai le rôle d’un nigaud.

— Et le pauvre prince se mettra dans la crotte.

— Sans doute ; mais au fond il est le maître, qualité qui, en moins de quinze jours, fait disparaître le ridicule. Ainsi, chère duchesse, faisons comme au jeu de tric-trac, allons-nous-en.

— Mais nous ne serons guère riches.

— Au fond, ni vous ni moi n’avons besoin de luxe. Si vous me donnez à Naples une place dans une loge à San Carlo et un cheval, je suis plus que satisfait ; ce ne sera jamais le plus ou moins de luxe qui nous donnera un rang à vous et à moi, c’est le plaisir que les gens d’esprit du pays pourront trouver peut-être à venir prendre une tasse de thé chez vous.

— Mais, reprit la duchesse, que serait-il arrivé, le jour malheureux, si vous vous étiez tenu à l’écart comme j’espère que vous le ferez à l’avenir ?

— Les troupes fraternisaient avec le peuple, il y avait trois jours de massacre et d’incendie (car il faut cent ans à ce pays pour que la république n’y soit pas une absurdité), puis quinze jours de pillage, jusqu’à ce que deux ou trois régiments fournis par l’étranger fussent venus mettre le holà. Ferrante Palla était au milieu du peuple, plein de courage et furibond comme à l’ordinaire ; il avait sans doute une douzaine d’amis qui agissaient de concert avec lui, ce dont Rassi fera une superbe conspiration. Ce qu’il y a de sûr, c’est que, porteur d’un habit d’un délabrement incroyable, il distribuait l’or à pleines mains.

La duchesse, émerveillée de toutes ces nouvelles, se hâta d’aller remercier la princesse.

Au moment de son entrée dans la chambre, la dame d’atours lui remit la petite clef d’or que l’on porte à la ceinture, et qui est la marque de l’autorité suprême dans la partie du palais qui dépend de la princesse. Clara Paolina se hâta de faire sortir tout le monde ; et, une fois seule avec son amie, persista pendant quelques instants à ne s’expliquer qu’à demi. La duchesse ne comprenait pas trop ce que tout cela voulait dire, et ne répondait qu’avec beaucoup de réserve. Enfin, la princesse fondit en larmes, et, se jetant dans les bras de la duchesse, s’écria : Les temps de mon malheur vont recommencer : mon fils me traitera plus mal que ne l’a fait son père !

— C’est ce que j’empêcherai, répliqua vivement la duchesse. Mais d’abord j’ai besoin, continua-t-elle, que Votre Altesse Sérénissime daigne accepter ici l’hommage de toute ma reconnaissance et de mon profond respect.

— Que voulez-vous dire ? s’écria la princesse remplie d’inquiétude, et craignant une démission.

— C’est que toutes les fois que Votre Altesse Sérénissime me permettra de tourner à droite le menton tremblant de ce magot qui est sur sa cheminée, elle me permettra aussi d’appeler les choses par leur vrai nom.

— N’est-ce que ça, ma chère duchesse ? s’écria Clara Paolina en se levant, et courant elle-même mettre le magot en bonne position ; parlez donc en toute liberté, madame la grande maîtresse, dit-elle avec un ton de voix charmant.

— Madame, reprit celle-ci, Votre Altesse a parfaitement vu la position ; nous courons, vous et moi, les plus grands dangers ; la sentence contre Fabrice n’est point révoquée ; par conséquent, le jour où l’on voudra se défaire de moi et vous outrager, on le remet en prison. Notre position est aussi mauvaise que jamais. Quant à moi personnellement, j’épouse le comte, et nous allons nous établir à Naples ou à Paris. Le dernier trait d’ingratitude dont le comte est victime en ce moment, l’a entièrement dégoûté des affaires, et, sauf l’intérêt de Votre Altesse Sérénissime, je ne lui conseillerais de rester dans ce gâchis qu’autant que le prince lui donnerait une somme énorme. Je demanderai à Votre Altesse la permission de lui expliquer que le comte, qui avait 130.000 francs en arrivant aux affaires, possède à peine aujourd’hui 20.000 livres de rente. C’était en vain que depuis longtemps je le pressais de songer à sa fortune. Pendant mon absence, il a cherché querelle aux fermiers généraux du prince, qui étaient des fripons ; le comte les a remplacés par d’autres fripons qui lui ont donné 800.000 francs.

— Comment ! s’écria la princesse étonnée ; mon Dieu ! que je suis fâchée de cela !

— Madame, répliqua la duchesse d’un très-grand sang-froid, faut-il retourner le nez du magot à gauche ?

— Mon Dieu, non, s’écria la princesse ; mais je suis fâchée qu’un homme du caractère du comte ait songé à ce genre de gain.

— Sans ce vol, il était méprisé de tous les honnêtes gens.

— Grand Dieu ! est-il possible ?

— Madame, reprit la duchesse, excepté mon ami, le marquis Crescenzi, qui a 3 ou 400.000 livres de rente, tout le monde vole ici ; et comment ne volerait-on pas dans un pays où la reconnaissance des plus grands services ne dure pas tout à fait un mois ? Il n’y a donc de réel et de survivant à la disgrâce que l’argent. Je vais me permettre, madame, des vérités terribles.

— Je vous les permets, moi, dit la princesse avec un profond soupir, et pourtant elles me sont cruellement désagréables.

— Eh bien ! madame, le prince votre fils, parfaitement honnête homme, peut vous rendre bien plus malheureuse que ne fit son père ; le feu prince avait du caractère à peu près comme tout le monde. Notre souverain actuel n’est pas sûr de vouloir la même chose trois jours de suite ; par conséquent, pour qu’on puisse être sûr de lui, il faut vivre continuellement avec lui et ne le laisser parler à personne. Comme cette vérité n’est pas bien difficile à deviner, le nouveau parti ultra, dirigé par ces deux bonnes têtes, Rassi et la marquise Raversi, va chercher à donner une maîtresse au prince. Cette maîtresse aura la permission de faire sa fortune et de distribuer quelques places subalternes ; mais elle devra répondre au parti de la constante volonté du maître.

Moi, pour être bien établie à la cour de Votre Altesse, j’ai besoin que le Rassi soit exilé et conspué ; je veux, de plus, que Fabrice soit jugé par les juges les plus honnêtes que l’on pourra trouver : si ces messieurs reconnaissent, comme je l’espère, qu’il est innocent, il sera naturel d’accorder à monsieur l’archevêque que Fabrice soit son coadjuteur avec future succession. Si j’échoue, le comte et moi nous nous retirons ; alors je laisse en partant ce conseil à Votre Altesse Sérénissime : elle ne doit jamais pardonner à Rassi, et jamais non plus sortir des états de son fils. De près, ce bon fils ne lui fera pas de mal sérieux.

— J’ai suivi vos raisonnements avec toute l’attention requise, répondit la princesse en souriant ; faudra-t-il donc que je me charge du soin de donner une maîtresse à mon fils ?

— Non pas, madame, mais faites d’abord que votre salon soit le seul où il s’amuse.

La conversation fut infinie dans ce sens, les écailles tombaient des yeux de l’innocente et spirituelle princesse.

Un courrier de la duchesse alla dire à Fabrice qu’il pouvait entrer en ville, mais en se cachant. On l’aperçut à peine ; il passait sa vie déguisé en paysan dans la baraque en bois d’un marchand de marrons, établi vis-à-vis de la porte de la citadelle, sous les arbres de la promenade.