L’Anneau d’améthyste/XV

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Calmann-Lévy (p. 296-321).


XV


Gustave Dellion, avant de se rhabiller, écarta les rideaux de la fenêtre et vit, dans l’ombre semée de lumières, passer, par la rue agitée, les lanternes des voitures. Son regard s’en amusa un moment : depuis deux heures, en cette chambre, il était séparé du monde extérieur.

— Qu’est-ce que vous regardez, mon petit ? lui demanda, du fond creusé du lit, madame de Gromance, en rassemblant ses cheveux dénoués. Faites donc un peu de lumière. On n’y voit rien.

Il alluma les bougies qui se dressaient sur la cheminée dans de petits candélabres de cuivre, aux côtés d’une pendule à sujet champêtre, tout doré. Une lumière douce fit étinceler la glace de l’armoire et reluire la corniche de palissandre. Des lueurs palpitaient dans la chambre sur le linge et les vêtements épars et se mouraient mollement dans les plis des rideaux.

C’était une chambre d’un hôtel très convenable, situé dans une rue voisine du boulevard des Capucines. Madame de Gromance l’avait choisi dans sa sagesse, au mépris des arrangements moins subtils de Gustave Dellion, qui avait loué pour la recevoir un petit rez-de-chaussée de la solitaire, avenue Kléber. Elle estimait qu’une femme, quand elle a des affaires qui ne regardent pas le monde, doit les faire au cœur tumultueux de Paris, dans un hôtel de bonne apparence, fréquenté par des voyageurs abondants, de races étrangères et diverses. Elle ne passait guère que deux mois de l’année à Paris. Mais elle y venait souvent et y voyait Gustave avec une facilité qu’ils n’avaient point en province.

Elle s’assit au bord du lit, offrant à la lumière caressante sa chevelure blonde et légère, la chair laiteuse de ses épaules tombantes et de sa jolie poitrine un peu basse. Elle dit :

— Je suis sûre que je vais encore me mettre en retard. Dis-moi l’heure, mon petit, et ne te trompe pas. C’est sérieux.

Il répondit d’un ton assez maussade :

— Pourquoi m’appelez-vous toujours « mon petit » ?… Six heures dix…

— Six heures dix, vous êtes sûr ?… Je vous appelle mon petit par amitié… Comment voulez-vous que je dise ?

— Je vous appelle Clotilde. Vous pouvez bien m’appeler quelquefois Gustave.

— Je n’ai pas l’habitude de donner les noms.

Il devint amer :

— Alors, c’est différent ! Comme je n’ai pas la prétention de changer vos habitudes…

Elle attrapa ses bas sur le tapis, les reins allongés, comme une chatte qui prend une souris :

— Qu’est-ce que tu veux ? L’idée ne m’est pas venue de t’appeler par ton petit nom comme mon mari, comme mon frère, comme mes cousins.

Il répondit :

— C’est bien ! c’est bien ! Je me conformerai à l’usage.

— Quel usage ?

Elle alla, sur les talons, en chemise, ses bas à la main, lui donner un baiser dans le cou.

Il n’était pas fin, mais il était méfiant. Il nourrissait une inquiétude dans son esprit : il soupçonnait madame de Gromance d’éviter les noms propres en amour, de peur de les brouiller dans un moment de trouble, car elle était sensible.

On ne peut pas dire qu’il était jaloux, mais il avait de l’amour-propre. S’il avait appris que madame de Gromance le trompait, il en aurait souffert dans sa vanité. D’un autre côté, il ne désirait cette jolie femme qu’autant qu’il la croyait désirée par d’autres. Il n’était pas bien sûr qu’il fallût être l’amant de madame de Gromance. Une femme du monde, cela n’était pas déjà si indiqué ! Ses amis les plus intimes n’en avaient pas. Ils préféraient une automobile. Elle lui plaisait. Il voulait bien être son amant, si cela se faisait. Mais si cela ne se faisait pas, il ne voyait pas pourquoi il s’obstinerait tout seul dans cette chose. En lui l’instinct profond de l’homme et le sens mondain n’étaient pas bien d’accord. Et il n’avait pas l’esprit très apte à concilier ces antinomies. Il en résultait, dans ses propos, quelque chose d’imparfait et d’indéterminé, qui ne déplaisait pas à madame de Gromance, peu soucieuse de fournir des explications claires et d’établir une situation nette. Cette charmante femme lui disait, au besoin : « Je n’ai jamais été qu’à toi », mais c’était moins dans l’envie de le persuader que pour bien dire et pour employer le langage le plus convenable dans la circonstance. Et dans ces moments-là, qui étaient ceux où il réfléchissait le moins, il n’était pas frappé des difficultés énormes que comportait la croyance à une telle affirmation. Les doutes lui venaient après, par le raisonnement.

Il les exprimait en propos ironiques et cruels. Et il pratiquait l’art de tenir sa pensée dans un vague inquiétant. Cette fois, il fut moins maussade que d’habitude, médiocrement amer, et laissa voir peu de jalousie et de défiance. Il ne montra de mauvaise humeur strictement que ce qu’il est naturel d’en avoir après la satisfaction du désir. Madame de Gromance devait s’attendre précisément aux plus noirs accès de rancune et de malveillance. Ce jour-là, en effet, par force et douceur, inspiration naturelle et science profonde, elle avait obtenu de lui les réalités de l’amour plus libéralement qu’il ne les accordait à l’ordinaire, par principe. Elle l’avait fait sortir de la modération. C’est ce qu’il ne lui pardonnait pas aisément, soucieux de sa santé et attentif à se tenir en forme pour les exercices de sport. Chaque fois que madame de Gromance l’entraînait hors de la juste mesure, il se vengeait d’elle ensuite par des mots mauvais ou par un plus mauvais silence. Elle ne s’en fâchait point parce qu’elle aimait l’amour et que son expérience lui enseignait que tous les hommes sont désagréables quand ils sont satisfaits. Elle s’attendait donc, sans émoi, à des reproches qu’elle savait mérités. Son attente fut trompée. Gustave exprima tranquillement cette pensée qui témoignait d’une âme égale et sereine :

— Mon chemisier est un veau.

Cependant il ajustait devant la glace ses habits minutieusement et roulait dans son esprit de profondes pensées. Après quelques secondes de recueillement, il demanda d’un ton qui n’était point aigre :

— Vous connaissez Loyer, n’est-ce pas ?

Elle, toute claire, la chair limpide et fraîche, dans le grand fauteuil de velours sombre, boutonnait ses bottines. Les cheveux pleins de lumière, nue dans sa chemise froissée, elle inclinait sa tête et sa poitrine sur ses jambes croisées ; sous ce peu de linge qui glissait, en ce raccourci pittoresque, elle semblait une figure allégorique de quelque plafond vénitien. Gustave ne s’avisa pas de cette ressemblance. Il répéta sa question :

— Vous connaissez Loyer ?

Elle leva la tête et tenant le crochet suspendu au bout de ses doigts :

— Loyer, le ministre ? Oui, je le connais.

— Vous le connaissez très bien ?

— Très bien, non. Mais je le connais.

Ce Loyer, sénateur, garde des sceaux, ministre des cultes, était un vieux garçon de peu de mine, assez honnête quand il ne s’agissait point de politique, sachant un peu de droit, philosophe blanchi dans les amours ancillaires et les causeries d’estaminet. Ayant approché sur le tard les femmes du monde, il les dévorait des yeux sous ses lunettes d’or.

Très vert encore à soixante ans, il avait apprécié à sa valeur madame de Gromance, quand elle avait paru devant lui dans les salons de la préfecture. Il y avait sept ans de cela. Loyer était venu inaugurer dans la ville de M. Worms-Clavelin, la statue de Jeanne d’Arc. C’est alors qu’il avait prononcé le discours mémorable que terminait magnifiquement un parallèle entre la Pucelle et Gambetta, « transfigurés tous deux, disait l’orateur, par l’illumination sublime du patriotisme ». Les conservateurs, déjà secrètement ralliés à la politique financière de la République, surent gré au ministre de les rattacher encore au régime par les liens honorables d’un sentiment généreux.

M. de Gromance avait tendu la main au ministre et lui avait dit : « C’est un vieux chouan, monsieur le ministre, qui vous dit merci pour Jeanne et pour la France. » En se promenant avec madame de Gromance, la nuit, aux lueurs des lanternes vénitiennes, dans les jardins profonds de la préfecture, sous les arbres plantés en 1690 par les bénédictins de Sillé pour que madame Worms-Clavelin, deux siècles après, leur dût cet ombrage, le ministre, qui venait d’apprendre du préfet lui-même que le vieux chouan était le mari le plus trompé du département, avait soufflé quelques gaillardises à l’oreille rose de la jeune femme. Il était Bourguignon et se flattait d’être Bourguignon salé. Sensible toutefois à la beauté de cette nuit historique, il avait dit en prenant congé de madame de Gromance : « Ces illuminations portent à la rêverie. » Loyer ne déplaisait pas du tout à madame de Gromance. Elle lui avait demandé par la suite quelques petits services d’ordre agricole et vicinal, que le vieillard lui avait rendus sans les faire payer d’aucune manière, satisfait de tapoter les bras et les épaules de la belle ralliée et de lui demander d’un ton goguenard comment se portait le « vieux chouan ».

Elle pouvait donc avouer hautement ses relations avec Loyer, qui avait repris le portefeuille des cultes dans le ministère radical.

— Je connais Loyer, comme on se connaît quand on n’est pas du même monde. Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Parce que, si tu es bien avec Loyer, tu lui demanderas quelque chose que je vais te dire.

— Quoi ! tu veux avoir les palmes, comme monsieur Bergeret ?

— Non, répondit gravement Gustave. Il s’agit d’une affaire plus importante. Tu me rendras le service de recommander l’abbé Guitrel à Loyer.

Elle se redressa, surprise. Entre ses bas noirs et sa chemise brillait un cercle de chair éclatante. L’étonnement lui donnait un air de candeur. Elle demanda :

— Pourquoi ?

Il nouait sa cravate avec étude.

— Pour que Loyer le fasse évêque.

— Évêque !

Ce mot représentait à madame de Gromance des idées abondantes et précises.

Elle voyait depuis de longues années monseigneur Charlot officier, les jours de fête, dans la cathédrale, gros et court, tout en or sous la mitre et dans la chape, rubicond, informe, auguste. Elle avait bien souvent dîné avec lui. Elle l’avait reçu même à sa table. Avec toutes les dames du diocèse, elle admirait les fines reparties et les beaux mollets rouges du cardinal-archevêque. Elle connaissait en outre un assez grand nombre d’évêques, tous vénérables. Mais elle n’avait jamais réfléchi aux conditions dans lesquelles la dignité épiscopale était conférée à un prêtre. Et il lui semblait bizarre qu’un monsieur sympathique, mais commun et grivois, comme Loyer, eût la puissance de faire un prélat tel que monseigneur Charlot. Elle demeurait pensive. Du lit défait au guéridon portant les biscuits et la bouteille de malaga, de la chaise où son pantalon et son corset étaient jetés, jusqu’aux porcelaines désordonnées de la toilette, par toute la chambre, elle promena le regard de ses beaux yeux inintelligents qui se remplissaient de rochets de dentelle, de crosses, de croix pectorales, d’anneaux d’améthyste. Et, ne comprenant pas bien, elle demanda :

— Ça se fait comme ça un évêque, tu crois ?

Il répondit avec assurance :

— Parfaitement.

Cependant elle agrafait son corset et rêveuse :

— Alors, tu crois, mon petit, que si je demandais à Loyer de nommer l’abbé Guitrel évêque…

Il lui donna l’assurance que Loyer, un vieux marcheur, ne refuserait pas cela à une jolie femme.

Elle attacha son pantalon de foulard rose sur une agrafe du corset de soie. Et, comme il la pressait instamment de faire cette démarche auprès du ministre, elle fut prise d’un peu de défiance et de beaucoup de curiosité. Elle lui demanda :

— Mais, mon petit, pourquoi veux-tu que l’abbé Guitrel soit évêque ? Pourquoi ?

— Pour faire plaisir à maman. Et puis il m’intéresse, ce prêtre. Il est intelligent, à la hauteur… Il n’y en a déjà pas tant… Vrai ! il est moderne. Il est dans les idées du pape. Et puis maman sera si contente !

— Alors pourquoi ne fait-elle pas elle-même la petite démarche auprès de Loyer ?

— D’abord, ma chérie, ce ne serait pas la même chose. Et puis mes parents ne sont pas bien, pour l’instant, avec le ministère. Mon père, comme président de la chambre syndicale des métaux, a protesté contre les nouveaux tarifs. Vous n’imaginez pas combien les questions économiques sont irritantes.

Mais elle pensait bien qu’il la trompait et que ce n’était pas par amour filial qu’il se mêlait d’affaires ecclésiastiques.

En pantalon de foulard rose, elle allait, se baissant, se levant, se baissant encore, agile et prompte, par la chambre, à la recherche de son jupon perdu dans la chiffonnerie parfumée de ses vêtements épars.

— Mon petit, je voudrais avoir ton avis…

— Mon avis sur quoi ?

Après avoir longuement noué sa cravate devant la glace et allumé une cigarette, il s’amusait à suivre des yeux les mouvements de madame de Gromance, dans ce costume qui exagérait joliment tout le féminin de ce corps de femme. Il ne savait pas si c’était gracieux ou ridicule. Il ne savait pas s’il fallait trouver ces aspects-là vraiment pas beaux, ou en éprouver une toute petite joie d’art. Sa perplexité venait de ce qu’il se rappelait une longue discussion soulevée à ce sujet, l’hiver précédent, chez son père, un après-dîner, au fumoir, par deux vieux connaisseurs, M. de Terremondre, qui ne savait rien de plus adorable qu’une jolie femme en corset et en pantalon, et Paul Flin, qui plaignait au contraire la disgrâce d’une dame à ce point précis de sa toilette. Gustave avait suivi la dispute qui était amusante. Il ne savait à qui donner raison. Terremondre avait de l’expérience, mais il était vieux jeu et trop artiste ; Paul Flin passait pour un peu bête, mais très chic. Gustave inclinait, par malveillance naturelle et affinités électives, au sentiment de Paul Flin, quand madame de Gromance mit son jupon rose à fleurs roses.

— Mon petit, donne-moi ton avis. On porte cette année des robes tout en loutre. Mais qu’est-ce que tu dirais d’une robe de drap rouge… d’un rouge un peu nourri… un rouge rubis… avec une veste en loutre… et une toque de loutre avec un bouquet de violettes de Parme ?

Il demeurait songeur, ne laissant deviner ses pensées que par un hochement de tête. Et de ses lèvres enfin sortit, au lieu de paroles, la fumée de sa cigarette.

Elle poursuivit, dans la vision des choses rêvées :

— … Avec des boutons de pierreries anciennes… Les manches très étroites et la jupe collante.

Il parla enfin et dit :

— La jupe collante. Je n’y vois pas d’obstacle.

Elle se rappela alors qu’il n’entendait rien aux jupes ni aux corsages. Et elle eut une idée, et elle fit une réflexion :

— C’est drôle tout de même ! Ce sont les hommes qui n’aiment pas les femmes qui s’intéressent à la toilette des femmes. Et les hommes qui aiment les femmes ne voient pas seulement comment elles sont habillées. Ainsi, toi, tu ne pourrais pas me dire, je suis sûre, la robe que j’avais samedi chez ta mère. Tandis que le petit Sucquet, qui a des goûts différents, — c’est connu, — parle très bien linge et chiffons. Il est né modiste et couturier, ce garçon. Dis, comment tu expliques ça ?

— Ce serait trop long.

— Mon petit, tu es assis sur ma jupe… Pendant que j’y pense : Emmanuel se plaint que tu le négliges. Hier, il t’attendait pour te montrer un cheval qu’il veut acheter. Et tu n’es pas venu. Il n’est pas content.

À ces mots, Gustave éclata en invectives

— Ton mari me rase dans les grands prix. C’est un idiot, un grotesque… Et crampon ! Tu conviendras que traîner toute la journée dans son écurie, dans son chenil et dans son potager… car il a aussi la manie de l’agriculture, cet infirme ! examiner la pâtée des chiens, la seringue des chevaux et les gâteaux de phosphate, système Brême-Ducornet, ce n’est pas une destinée. Parce que nous sommes ensemble toi et moi, je trouve raide que ton mari ne me lâche pas d’une semelle. Il est si bête qu’on s’en aperçoit. Je te jure : ça se sait.

Elle répondit avec douceur et gravité, en passant sa jupe :

— Ne dis pas de mal de mon mari. Puisqu’il en faut un, je suis encore bienheureuse d’avoir celui-là. Pense, mon petit, que nous pourrions avoir pire.

Mais Gustave n’était pas calmé.

— Et il t’aime, l’animal !

Elle fit la petite moue et le petit haussement d’épaules qui veut dire : C’est peu de chose.

Ainsi l’entendit Gustave. Et il appuya dans ce sens :

— Rien qu’à sa tête, on voit que ce n’est pas un grand abatteur de quilles. Mais il y a des choses qui sont désagréables, quand on y pense.

Madame de Gromance tourna vers Gustave un beau regard heureux et tranquille, qui conseillait l’oubli des pénibles pensées, et elle alla lui mettre sur les lèvres un baiser magnifique, comme un sceau royal de cire écarlate.

Il lui dit :

— Prends garde à ma cigarette.

Maintenant, dans sa robe beige très simple, elle arrangeait ses cheveux légers sous sa toque. Tout à coup, elle se mit à rire. Il lui demanda pourquoi elle riait.

— Pour rien…

Il voulait savoir.

— Eh bien ! je pense que ta mère, quand elle avait des rendez-vous… dans le temps… devait être bien gênée par sa coiffure, si elle se faisait faire tous les jours ce beau travail de cheveux qu’elle a sur son portrait dans le salon.

Ne sachant pas de quelle manière prendre cette plaisanterie, qui le choquait, il ne répondit rien.

Elle reprit :

— Tu n’es pas fâché, au moins. Tu m’aimes, dis ?

Il n’était pas fâché. Il l’aimait. Alors elle revint à son idée :

— C’est drôle ! Les fils croient à la vertu de leur mère. Les filles aussi, mais moins. Pourtant il ne suffit pas qu’une femme ait des enfants pour qu’on soit sûr qu’elle n’a pas eu d’amants.

Elle songea et dit :

— C’est tout de même compliqué, les idées qu’on se fait dans la vie. Adieu, mon petit. Je n’ai que le temps de rentrer à pied.

— Pourquoi à pied ?

— D’abord, c’est bon pour la santé. Et puis ça explique que je n’aie pas pris ma voiture. Et ce n’est pas ennuyeux.

Elle s’examina de trois quarts, puis de côté, puis de dos dans la glace.

— Par exemple, à cette heure-ci, je suis sûre de lever sur mon passage pas mal de suiveurs.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne suis pas répugnante de tournure.

— Je veux dire : Pourquoi êtes-vous sûre, à cette heure-ci ?

— Parce que c’est le soir. Le soir, avant dîner, il y a recrudescence.

— Mais qui vous suit ? Quelles gens ?

— Des employés, des gens du monde, des ouvriers, des prêtres. Hier j’ai été suivie par un nègre. Il avait un chapeau luisant comme un miroir. Il était très doux.

— Il t’a parlé ?

— Oui. Il m’a dit : « Madame, voulez-vous monter en voiture avec moi ? Est-ce que vous craignez de vous compromettre ? »

— C’est stupide !

Elle répondit gravement :

— Il y en a qui disent des choses plus bêtes. Adieu, mon petit ! Nous nous sommes bien aimés aujourd’hui.

Elle avait déjà la main sur la clef de la porte. Il l’arrêta.

— Clotilde, promets-moi que tu iras voir le ministre Loyer et que tu lui diras bien gentiment : « Monsieur Loyer, vous avez un évêché vacant. Nommez l’abbé Guitrel. Vous ne pouvez faire un meilleur choix. C’est un ecclésiastique dans les idées du pape. »

Elle secoua sa jolie tête.

— Aller voir Loyer chez lui, pour ça, non ! Tu ne me vois pas dans la cage du gorille ! Il faut faire naître une occasion, le rencontrer chez des amis.

— Mais, répliqua Gustave, c’est une affaire très pressée. Loyer peut d’un moment à l’autre signer les nominations aux évêchés vacants. Il y en a plusieurs.

Elle réfléchit et, dans un effort de pensée :

— Tu dois te tromper, mon petit. Ce n’est pas Loyer qui nomme les évêques. C’est le pape, je t’assure, ou le nonce. Et la preuve, c’est qu’Emmanuel disait l’autre jour : « Le nonce devrait faire violence à la modestie de monsieur de Goulet et lui offrir un évêché. » Tu vois bien.

Il s’efforça de la détromper. Il lui fournit des explications.

— Écoute-moi : le ministre choisit les évêques, et le nonce approuve le choix du ministre. C’est ce qu’on appelle le Concordat. Tu diras à Loyer : « J’ai sous la main un prêtre intelligent, libéral, concordataire, tout à fait dans les idées du… »

— Je sais.

Elle ouvrit les yeux tout grands :

— C’est tout de même extraordinaire, ce que tu me demandes là, mon petit.

Sa surprise venait de ce qu’elle était pieuse et pleine de respect pour les choses saintes. Il avait un peu moins de piété qu’elle ; mais il avait peut-être un peu plus de délicatesse. Il reconnut dans son âme que c’était, en effet, assez extraordinaire. Toutefois, ayant intérêt à ce que l’affaire se conclût, il prit soin de rassurer madame de Gromance :

— Je ne te demande pas une chose qui soit contre la religion. Au contraire.

Cependant elle était reprise de sa première curiosité. Elle demanda :

— Mais, mon petit, pourquoi veux-tu que monsieur Guitrel soit évêque ?

Il répondit avec embarras qu’il le lui avait déjà dit :

— Maman y tient. Et puis d’autres personnes.

— Lesquelles ?

— Des tas… Les Bonmont…

— Les Bonmont ? Mais ils sont juifs !

— Ça ne fait rien. Il y a des juifs jusque dans le clergé.

En apprenant que les Bonmont étaient dans l’affaire, elle flaira quelque tripotage. Mais, comme elle avait le cœur tendre et l’âme facile, elle promit de parler au ministre.