Fables d’Ésope (trad. Chambry, 1927)/Notice/Les manuscrits

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IV
LES MANUSCRITS



J’ai donné dans mon édition critique un classement des manuscrits dont voici les grandes lignes. Une première classe, représentée surtout par le Parisinus 690 (Pa) et l’Augustanus 564 (Pb), comprend, sous le nom de P, 9 manuscrits ; ces manuscrits sont les plus complets que nous possédions – Pa comprend 235 fables et Pb 231 –, et l’on y trouve 84 arguments qui ne se rencontrent pas ailleurs. La 2e classe, C, dont le chef de file est le Casinensis 94, qui contient 199 fables, se compose de 8 manuscrits, avec 30 sujets qui leur sont propres. La 3e, L, dont le meilleur manuscrit est le Laurentianus 79 pl. 89, est la plus riche en manuscrits : j’en ai retenu 8 ; elle offre 14 arguments originaux. Une 4e classe, B, est formée de manuscrits qui contiennent avec des fables ésopiques des paraphrases en prose de Babrius : les deux plus importants sont le Bodleianus Auct. F. 4, 7 (Ba) et le Palatinus quintus de Nevelet (Bb). Une 5e classe, M, comprend les manuscrits mélangés, dont deux très importants, le Palatinus 195 (Ma) et le Vaticanus 777 (Mb). Il faut ajouter à ces cinq classes deux manuscrits isolés, le Triuultianus 775 et le Vaticanus 1745, et les Tablettes de cire d’Assendelft.


L’âge de nos recueils ésopiques ; les moralités chrétiennes.
Bentley prétendait que de toutes les redactions qui furent faites des fables ésopiques, celles qui nous été transmises sont les dernières et les pires. Son opinion n’a pas trouvé de contradicteurs, et tous ceux qui ont écrit de la fable ésopique ont docilement attribué nos recueils au bas empire, au IXe siècle de notre ère au plus tôt. Bentley eût sans doute été moins affirmatif, s’il eût connu la 1er et la 4e classe de nos manuscrits. Pourquoi son opinion n’a-t-elle pas été combattue depuis ? Cela tient, je crois, à deux ou trois moralités chrétiennes qui se sont glissées à la place des moralités païennes ou qui s’y sont ajoutées. On s’est faussement persuadé que ceux qui avaient écrit ces moralités chrétiennes étaient les rédacteurs de nos manuscrits. L’examen de ces moralités nous fera voir sur quel fondement léger s’appuie cette conclusion. Une de nos rédactions de l’apologue des Coqs et de l’Aigle (20), qui n’appartient à aucune de nos grandes classes de manuscrits, a pour epimythium ces mots : « La fable montre que le Seigneur s’oppose aux puissants et donne la grâce aux humbles. » Le manuscrit qui tire de l’aventure des deux coqs une application si surprenante est du XVe siècle : c’est le Triuultianus ; mais les trois autres rédactions portent une moralité laïque, celle qui résulte naturellement des faits et gestes des trois acteurs du drame. Dans la fable Les Enfants du Singe (308), le Palatinus quintus ajoute à la morale cette réflexion : « C’est ce que font les parents à l’égard de leurs enfants : ils empêchent ceux qu’ils aiment de faire leur salut ; ceux au contraire qu’ils haïssent n’ont pas de peine à les quitter pour faire leur salut, et ils revêtent l’habit monacal. » Mais cette addition est le fait du seul Palatinus quintus ; les autres ne la connaissent pas. Enfin dans l’anecdote du Cavalier chauve (344), après la morale laïque commune à tous les manuscrits : « Que personne ne s’afflige, s’il lui survient un malheur : ce qu’on n’a pas obtenu de la nature en naissant, cela ne reste pas, » deux manuscrits de la même classe, Ba et Bb, ajoutent ce verset de l’Écriture (Job, I, 21) : « Nus nous sommes venus, nus nous partirons. » On peut encore voir une trace de christianisme dans la fable du Naufragé (53) qui a trois moralités : la 1re est païenne ; la 3e peut convenir à des païens comme à des chrétiens : la 2e est ainsi conçue : « On doit s’estimer heureux d’obtenir la bienveillance des dieux, quand on met soi-même la main à l’œuvre ; » à quoi un moine ou un scribe pieux a ajouté incorrectement, sans que sa phrase se rattache grammaticalement au verbe on doit s’estimer heureux : « ou si l’on se néglige, être sauvé par les démons. » Si à ces moralités l’on ajoute le mot chrétien παραμονάριον, employé dans la fable 181 Le Chien, le Coq et le Renard par les manuscrits de la classe la plus récente (C), au lieu du mot classique θυμωρόν que portent les manuscrits L, c’est à peu près tout ce qu’on trouve de chrétien dans nos manuscrits les plus récents, C et B ; les autres P et L ne portent aucune trace d’idée chrétienne.


Les manuscrits de la 1re classe (P).
Ce point établi, revenons à chacune de nos grandes recensions. La plus ancienne est celle de P, notre 1re classe. Hausrath[1] affirme qu’elle est un agrégat de vieilles fables extraites d’histoires populaires d’Ésope et de fables tirées des manuels en usage dans les écoles de rhétorique. Mais d’abord est-il vrai qu’en dehors de la Vie d’Ésope faussement attribuée à Planude, il ait circulé des biographies du fabuliste avec les fables qu’il aurait eu l’occasion de réciter ? C’est l’opinion d’Olto Crusius, adoptée par Hausrath. Sur quoi repose-t-elle ? Nous avons vu qu’il était de mode au temps d’Aristophane de rapporter toutes les fables à Ésope, et même de les rattacher à quelque circonstance de sa vie. Cette mode durait encore au temps de Phèdre, nous l’avons constaté plus haut. Mais conclure de là qu’il existait des biographies d’Ésope d’où l’on tirait toutes ces fables me paraît bien hasardeux. Il serait plus juste, ce me semble, de conclure qu’on fit de toutes ces fables isolées des biographies suivies, si nous trouvions d’ailleurs quelque trace de ces biographies. Mais le scholiaste d’Aristophane dit simplement : « On rapportait toutes les fables à Ésope » ; il ne connaît certainement pas ces prétendues sources ; autrement il en aurait parlé. D’ailleurs la seule biographie importante que l’antiquité nous ait laissée, le roman d’Ésope, ne contient que 7 fables, dont 4 seulement se retrouvent dans nos manuscrits, et encore, sur ces 4 fables, une seule est à sa place, celle des Loups et des Brebis ; les trois autres sont mal rattachées au texte et peu en rapport avec la situation ; elles semblent avoir été insérées par un maladroit, qui ne voulait pas laisser mourir le fabuliste, sans qu’il eût donné quelque échantillon de son talent. Il faut donc chercher ailleurs que dans ces biographies problématiques la source de nos fables. Viennent-elles pour une part des manuels des rhéteurs, comme le croit Hausrath ? Quant à moi, je ne vois qu’une fable qu’on puisse sûrement y rapporter : c’est L’Homme qui a trouvé un lion d’or ; mais cet insipide exercice de rhétorique ne se rencontre que dans un seul manuscrit de la 1re classe, Pb, et dans un manuscrit mélangé. Les fables de rhéteurs connus ont été conservées dans leurs œuvres, et la forme en est fort différente de celle de nos manuscrits ; il en est de même des recueils d’Aphthonios et de Syntipas qui ont fait œuvre de fabulistes ; une ou deux fables d’Aphthonios se sont égarées dans un ou deux de nos cent manuscrits, de Syntipas aucune. Je ne voudrais pas nier pourtant qu’il ne s’y fût glissé quelques fables dues il la plume d’un rhéteur inconnu ; mais c’est impossible à prouver.

J’ajoute que je crois le fond de notre premier recueil antérieur aux exercices de rhétorique en faveur aux premiers siècles avant et après J.-C. On a dit que le recueil de Démétrios de Phalère était perdu. Est-il vraisemblable que ce recueil célèbre n’ait pas survécu en tout ou en partie dans une au moins de nos collections ? Un grand nombre des fables de P, dans leur développement un peu sec, mais si juste et si précis, sont si bien dans la tradition du génie grec à l’époque classique, qu’il me semble impossible d’en placer la rédaction, je ne dis pas au IXe siècle, mais au Ve ou au VIe mêmes. Comparons des rédactions comme celles de L’Aigle et du Renard, de L’Aigle et de l’Escarbot et de 50 autres avec une fable véritablement byzantine, celle par exemple de Nicéphore Basilacas (n° 263 du recueil de Halm), Le Lion et le Taureau[2]. Entre le style fleuri, affecté, prétentieux de Nicéphore et celui de nos fables, la différence saute aux yeux c’est le jour et la nuit.

Je pourrais opposer bien d’autres exemples de ce style byzantin recherché, antithétique et de ces pensées frivoles aux pensées si justes de nos fables, à leur style si simple et si naïf, qui rappelle, avec moins d’art, le naturel d’un Lysias. Je me bornerai à rapporter encore une fable, Les Pêcheurs qui ont pêché une pierre (23) :

Des pêcheurs traînaient une seine ; comme elle était lourde, ils dansaient de joie, s’imaginant que la pêche était bonne ; mais, quand ils eurent tiré la seine sur le rivage, ils y trouvèrent peu de poissons : c’étaient des pierres et autres matières qui la remplissaient. Ils en furent vivement contrariés, moins pour le désagrément qui leur arrivait que pour avoir préjugé le contraire. Mais l’un d’eux, qui était vieux, leur dit : « Cessons de nous affliger, mes amis ; car la joie, paraît-il, a pour sœur le chagrin, et il fallait qu’après nous être tant réjouis à l’avance, nous eussions de toute façon quelque contrariété. »

Est-ce que cette douce philosophie, si simplement exprimée, ne rappelle pas l’esprit et le ton d’un Ménandre ? Elle fait souvenir aussi de ce que dit Socrate dans le Phédon : « Comme c’est une chose déconcertante d’apparence, amis, ce que les hommes appellent l’agréable ! Quel merveilleux rapport il y a entre sa nature et ce qu’on juge être son contraire, le pénible ! Etre simultanément présents côte à côte dans l’homme, tous deux s’y refusent ; mais qu’on poursuive l’un et qu’on l’attrape, on est presque contraint d’attraper toujours l’autre aussi, comme si c’était à une tête unique que fût attachée leur double nature. Il me paraît, ajouta-t-il, qu’Ésope, s’il avait pensé à cela, aurait pu en composer une fable : « La Divinité désirant mettre un terme à leurs luttes, mais n’y réussissant pas, leur attacha ensemble leurs deux têtes réunies ; voilà pourquoi où se présente l’un, c’est l’autre qui vient derrière[3]. » Platon a composé une courte fable étiologique. À défaut d’Ésope, un autre a exaucé le vœu de Platon, en utilisant sa pensée d’une autre façon, moins philosophique, et plus simple, plus touchante aussi. Mais est-ce un Byzantin qui aurait mis en œuvre la pensée de Platon avec ce naturel et cette simplicité ? Une telle fable porte avec elle sa marque d’origine, et sa naissance ne doit pas être bien loin du temps de Platon lui-même.


Tout est païen dans le recueil P.
Une autre preuve de l’antiquité de nos fables, c’est leur caractère païen. C’est toujours des dieux qu’il est question ; c’est la religion, les mœurs, les sentiments païens qui s’expriment dans toutes les compositions de notre recueil. Croit-on que, si elles dataient de l’époque byzantine, on n’y retrouverait pas cent traits fondés sur la piété et les croyances de cette époque ? Or, on n’y trouve même pas une moralité qui rappelle le christianisme ; aucun scribe n’en a changé une seule, aucun moine n’y a ajouté de trait biblique ni de précepte chrétien. C’est la preuve qu’il y avait un texte bien établi, qui s’est transmis des premiers siècles avant notre ère jusqu’à la copie du XIIe siècle que nous offre le manuscrit de Paris. Une autre preuve de son antiquité, ce sont les anecdotes relatives à Démade et à Diogène, qui ont dû être recueillies peu de temps après leur mort, peut-être par Démétrios de Phalère lui-même.


Le style est de l’époque alexandrine.
Le style donne la même impression d’antiquité que le fond. Le seul mot byzantin qui s’y montre, c’est τζέφλια pour κελύφη dans la fable du Voyageur et Hermès (261) ; encore ne se trouve-t-il que dans un seul manuscrit sur 7. C’est un synonyme qu’un copiste byzantin a substitué au mot classique par une de ces inadvertances qu’on peut noter dans les meilleurs manuscrits. Mais le fond du vocabulaire est classique, et si l’on y trouve quelques termes employés dans un sens que n’ont point connu Platon ni Xénophon, ce sens n’a rien de byzantin : les mêmes termes se retrouvent avec le même sens dans la Version des Septante, dans Polybe, dans Plutarque. Enfin la syntaxe ne diffère pas plus de la syntaxe classique que celle des écrivains des premiers siècles avant et après notre ère. On est donc en droit de conclure que la 1re classe de nos manuscrits remonte au moins au temps de Plutarque, que le noyau en est même beaucoup plus ancien, et remonte peut-être jusqu’à Démétrios de Phalère lui-même, qu’autour de ce noyau se sont agglomérées des fables qui couraient sur les lèvres des peuples, que ces nouvelles fables furent ajoutées directement au fond primitif ou tirées des recueils que les imitateurs inconnus de Démétrios de Phalère mirent sans doute au jour pendant la période alexandrine.


Classe de L : elle date peut-être du IIIe siècle de notre ère.
La classe de L n’a pas dû se former longtemps après la classe de P, et j’aurais dû en placer les rédactions immédiatement après celles de P. Le meilleur manuscrit en est le Laurentianus 79 pl. 89, sur lequel Accurse donna l’édition princeps des fables d’Ésope. Cette classe n’a qu’un petit nombre de sujets qui lui soient propres ; la plupart lui sont communs soit avec P, soit avec C. Mais la communauté des sujets n’empêche pas de voir ici une rédaction originale, et la main qui l’a écrite se reconnaît la même dans les fables propres à cette classe, comme La Femme et l’Ivrogne, Le Lion, le Loup et le Renard, et dans celles qui sont par le sujet apparentées à P et à C. C’est partout la même simplicité, la même justesse, la même netteté d’expression, la même sobriété, la même élégance un peu sèche qui est la marque d’une époque littéraire encore saine. Pour le vocabulaire[4], il est à peu près identique à celui des rédactions de la 1re classe ; mais la phrase est un peu différente et se rapproche par sa contexture de la phrase latine : le complément s’y trouve la plupart du temps avant le mot complété, et le verbe est presque aussi souvent qu’en latin à la fin de la proposition. Il se pourrait que l’auteur fût un Latin, et que Babrius ne soit pas le seul Romain qui ait écrit des fables dans la langue d’Ésope. Il se pourrait même qu’il fût à peu près du même temps que Babrius, peut-être postérieur d’un siècle, si l’on tient compte de deux ou trois fables qui sont apparentées à celles de Ba, la paraphrase bodléienne. Même en descendant aussi bas, nous voilà loin de la date assignée par Hausrath à notre recueil. Il le place au XIe siècle et affirme que c’est un remaniement de la recension du Casinensis. Il suffira de prendre en main notre édition critique et de comparer les rédactions de C et de L pour se convaincre de l’erreur de Hausrath. Ce qui lui a fait prendre le change est peut-être la présence dans le Laurentianus 79 de trois quatrains d’Ignatius Magister, lequel vécut au IXe siècle. Mais que prouvent ces trois quatrains égarés parmi des fables en prose ? Rien pour qui connaît les habitudes des copistes d’Ésope. Quand un copiste avait fini de copier son modèle, il cherchait souvent à l’augmenter en puisant à d’autres sources ; il lui arrivait même de recopier une fable qui était déjà dans son modèle, mais qu’il trouvait avec un autre titre et sous une autre forme dans un autre manuscrit. On trouve ainsi dans Mb, à des places différentes, trois rédactions sur le même argument. Ainsi se forma la masse de nos manuscrits mélangés. Il arrive même souvent qu’on trouve à la fin d’un manuscrit simple, c’est-à-dire qui ne représente qu’une seule classe, quelques fables d’une autre origine. Il n’est donc pas étonnant qu’un scribe postérieur à Ignatius Magister ait glissé trois quatrains de ce versificateur dans sa copie. Le même accident est arrivé à une fable d’Aphthonios qui se trouve perdue dans le Parisinus Mh, et à deux autres du même rhéteur, qu’un copiste a glissées dans Mb.


Les tablettes de cire de Palmyre.
Après la classe de L il faut placer les tablettes de cire trouvées à Palmyre ou Tablettes d’Assendelft, qui les y acheta en 1881. Elles contiennent 14 fables, dont 3 qui sont en prose ne se laissent rattacher à aucun de nos manuscrits ; les onze autres sont de Babrius. Hesseling qui les a étudiées et publiées les place au IIIe siècle de notre ère, antérieurement à la chute de Palmyre, 272 ou 273.


Classe de B.
Dans ce classement chronologique j’attribue la 4e place à la 4e classe de nos manuscrits, la classe B. Elle comprend 4 manuscrits d’inégale importance : le manuscrit d’Oxford que les Allemands appellent la paraphrase bodléienne, Ba, le Palatinus quintus de Nevelet, Bb, le Parisinus 1277 publié par Rochefort, Be, et le Vaticanus 949bis., Bd. Ba contient 148 fables, dont 92 ont des sujets communs avec Babrius, mais dont 81 seulement s’accordent avec lui et sont des paraphrases en prose de ses fables ; le reste diffère de Babrius ou ne se trouve pas dans son œuvre. Bb n’a que 91 fables, qui toutes se retrouvent dans Ba avec quelques variantes. Il est bien évident que ces deux manuscrits sont postérieurs à Babrius, au moins pour la partie qui vient de ce poète, mais de combien ? Pius Knöll, qui a publié le premier la paraphrase bodléienne et qui l’a soigneusement étudiée, y a relevé quelques mots et quelques tournures qui lui paraissent dater de l’époque byzantine[5], et, rapprochant certaines constructions du manuscrit de celles de Jean Malalas, écrivain du 6e siècle ou du commencement du 7e, paraît indiquer par là qu’il en place la rédaction à cette époque. Je ne suis pas de cet avis. Je ne trouve de véritablement byzantin dans nos deux manuscrits que le mot ἐτζύριζον qui ne prouve pas plus que le mot τζέφλιον rencontré dans Pa. En dépit donc de toutes les incorrections qu’on peut y noter et de quelques mots à sens nouveau, je ne ferais pas descendre la rédaction de l’archétype de Ba et de Bb plus bas que le 4e ou le 5e siècle de notre ère.

Les Tablettes d’Assendelft prouvent que Babrius a été étudié dans les écoles dès son apparition. Un des exercices ordinaires des écoliers, déjà recommandé par Quintilien, était de rompre la mesure des vers et de les mettre en prose en les paraphrasant ou en les abrégeant. La partie de notre recueil qui est la mise en prose de l’œuvre poétique de Babrius pourrait bien être un exemplaire de ces sortes d’exercices et avoir été rédigée assez peu de temps après la mort du poète ; l’autre partie pourrait venir aussi d’exercices faits sur des fables en prose, à moins que nous n’ayons un recueil hybride, composé d’exercices d’école et de fables prises à quelque collection qui nous est inconnue.

Le troisième manuscrit de cette classe, le Parisinus 1277, Bc, est l’œuvre d’un lettré qui a traité 28 sujets communs à Ba avec une élégance recherchée ; peut-être est-ce l’œuvre d’un rhéteur de la fin du 3e ou du 4e siècle.

Enfin le Vaticanus 949bis, Bd, qui contient 39 fables, dont 38 communes à Ba, part d’une main moins élégante que le précédent, mais il est pour le moins aussi correct que Ba, C’est encore un remaniement des fables de Babrius, qui, si l’on peut appuyer une conjecture sur le style, semble postérieur à Bc, sans en être très éloigné,


Classe de C.
La dernière en date de nos grandes collections est celle du Casinensis (Ca) et des manuscrits qui lui sont apparentés. Je les désigne par le sigle C. Le Casinensis se distingue des autres manuscrits de sa classe en ce qu’il est un manuscrit mélangé. Il contient en effet 74 fables en prose prises à l’archétype des fables de la 1re classe ; le reste lui est commun avec Cb Cd Ce Cf Cg Ch, sauf 9 fables, de i à x, qu’il a perdues. Les 74 fables particulières au Casinensis se rattachent à P au même titre que tous les autres manuscrits de la 1re classe ; il arrive même quelquefois qu’elles offrent la rédaction la plus pure. Quant au fonds commun à Ca et aux autres C, il comprend une trentaine de sujets propres à la classe de C ; les autres lui sont communs soit avec P, soit avec L. Il offre en outre cette particularité qu’une partie est en prose, et l’autre en vers, La partie en prose forme une classe bien tranchée à côté de P et de L, mais en général plus rapprochée de P que de L, Le style en est moins pur que celui de ces deux autres classes. Un certain nombre semblent être des exercices d’école où l’élève ou le maître se sont évertués à rendre à leur manière une fable donnée, en appliquant des procédés en usage pour acquérir un style facile : termes synonymes, tournures équivalentes, expressions redoublées, additions de détails ou de mots. Quelquefois le résultat fait honneur au remanieur ; ainsi la rédaction de la fable intitulée La Vieille et le Médecin (87), qui parait être une amplification de P ou de L, est la meilleure des trois. Quelquefois au contraire des additions inutiles ne font qu’alourdir le récit, comme on peut le voir dans Le Renard et le Bouc (40), Le Cerf à la source (103). Enfin certaines incorrections, certains néologismes, certains procédés de style semblent trahir une époque plus tardive que celle que nous avons assignée aux deux autres classes, Si nous passons aux fables en vers qui constituent l’originalité de cette classe de manuscrits, nous voyons qu’elles sont aussi empruntées à deux sources différentes. Le manuscrit de Paris Cd contient 28 fables en vers qui lui sont propres et qui ont été versifiées, semble-t-il, sur les fables correspondantes de P, sauf 5 dont 2 ont été versifiées sur B, 2 sur L, 1 sur Ch. Les autres manuscrits contiennent 42 fables en vers qui ont pour sources les fables en prose de Ba, sauf 5 : La Grenouille médecin (69) qui a été mise en vers sur une rédaction originale de Ca, Le Chien invité 79, sur La, La Lionne et les Animaux 195, qui paraît originale, et les deux rédactions de La Cigale et les Fourmis qui ont été refaites sur L ou sur une rédaction perdue. Les vers des 42 fables sont des scazons politiques, c’est-à-dire des dodécasyllabes soumis à deux lois seulement : le césure après la 5e ou la 7e syllabe, et l’accent tonique sur l’avant-dernière syllabe. Les fables de Cd aussi sont des scazons politiques construits sur les mêmes principes ; mais, soit que le manuscrit soit fautif, soit que je l’aie mal corrigé, la loi de la césure n’y est pas toujours bien observée.

Quelle date assigner à la rédaction de manuscrits si composites ? Les fables en prose pourraient bien pour une part sortir des écoles des rhéteurs, et remonter au 4e, peut-être au 5e siècle. Pour les fables en vers, celles qui ont été versifiées sur B, c’est-à-dire sur une paraphrase en prose de Babrius, sont sans doute le premier échantillon de cette versification qui ne repose plus sur la quantité, mais sur le nombre des syllabes ; l’accent, placé comme dans Babrius à l’avantdernière syllabe, est le chaînon qui unit la nouvelle versification à l’ancienne. Aussi je me hasarderais à ne pas faire descendre notre recension en vers au-dessous du VIe siècle.


Le Triuultianus et le Vaticanus 1745.
À ces 4 grandes classes il faut joindre deux petits manuscrits isolés : le Triuultianus qui contient 6 fables d’une forme originale, et le Vaticanus 1745 qui n’en a qu’une. Le Triuultianus est certainement un extrait d’un manuscrit perdu. Il offre, dans la fable des deux Coqs, la moralité chrétienne dont j’ai déjà parlé ; mais cette moralité ne donne pas son âge ; car elle a certainement été substituée par un moine à une moralité plus ancienne, semblable à celles que portent les autres rédactions du même sujet. Une fable est en vers scazons politiques, La Perdrix et le Chasseur, ce qui nous autorise à rapporter la rédaction de ce manuscrit au VIe siècle. – Quant à la fable du Vaticanus, Le Rat et la Grenouille (246), elle est apparentée à Ba, et doit lui être postérieure.


Manuscrits mélangés.
Enfin il y a un certain nombre de manuscrits mélangés qu’on ne peut omettre. J’appelle ainsi des manuscrits formés de fables empruntées à deux ou trois de nos quatre grandes classes, ou même aux 4 à la fois. Presque toujours ces fables sont textuellement copiées soit sur l’une, soit sur l’autre classe ; quelquefois aussi elles sont contaminées, c’est-à-dire qu’elles empruntent un passage à telle classe, un autre à telle autre. Ces manuscrits seraient négligeables, s’ils n’offraient des variantes intéressantes, empruntées non pas à nos manuscrits, mais à leurs archétypes, et surtout s’ils ne contenaient pas un certain nombre de pièces originales, prises à des manuscrits perdus. Les plus importants sont le Palatinas 195 (Ma) dont Nevelet a extrait 53 fables, et qui en contient 179 tirées de toutes les classes, mais surtout de la 1re (142 fables sur 186), et 7 fables originales ; puis le Vaticanus 777 (Mb) qui est le plus volumineux de tous nos manuscrits ; car il a 244 fables : 140 tirées de P, 60 en vers ou en prose apparentées à Ba, 17 venues de C, 2 d’Aphthonios et 25 fables de Babrius. Outre ces deux précieux manuscrits, on trouve encore à glaner dans Mc, Md, Me, Mf, Mg, Mh, Mi, Mj, Mk, MI, Mm, Mn, Mo sur lesquels notre édition critique fournira quelques renseignements précis au lecteur curieux de la tradition manuscrite. Il serait vain de vouloir dater la rédaction de ces manuscrits composites qui peuvent avoir été formés aussi bien au Xe siècle qu’au VIe, et dont la teneur a sans doute varié chaque fois qu’ils ont été recopiés. Le plus important, le Vaticanus 777, est postérieur au VIe siècle, puisqu’il contient, à côté des véritables scazons de Babrius, des fables en scazons politiques que nous avons approximativement rapportées à ce siècle.


Je ne me flatte pas d’avoir donné sur l’âge de nos rédactions autre chose que des conjectures. Cependant il me paraît assuré qu’elles ne datent pas des temps byzantins. Le roman d’Ésope, qui avait toujours passé pour une œuvre byzantine des plus bas temps, a dû être reporté au IIIe ou IVe siècle de notre ère par la découverte du papyrus Golenischeff. Peut-être un jour un papyrus couvert de fables ésopiques nous apportera la preuve matérielle qui confirmera les présomptions que la langue et le style nous ont fournies. En attendant, le trésor amassé dans mon édition critique va susciter, je l’espère, l’émulation des philologues et des folkloristes. Si j’ai fait un travail utile pour eux, je les prie de contribuer par leurs observations à le rendre plus digne de servir de base à leurs travaux : j’accueillerai avec reconnaissance toute l’aide qu’ils voudront bien m’apporter pour perfectionner mon ouvrage.





  1. Das Problem der aesopischen Fabel, Neue Jahrbücher für dus klassische Altertum, 1898, 1 Bd.
  2. En voici la traduction : « Un jour un lion voit un taureau, et il a un vif désir de nourriture ; mais il craint les attaques de ses cornes, et, tout en ayant trouvé le remède, il ne soigne pas sa maladie. D’un côté ; il est vaincu par la faim qui l’engage à se mesurer avec le taureau ; mais la grandeur des cornes l’épouvante. A la fin il cède à son appétit, et, feignant l’amitié pour le tromper, il le flatte ; car, quand le mal est devant nous, le courage même a peur, et, s’il voit qu’une victoire par la violence n’est pas sans danger, il ruse sournoisement.
    « Pour moi, dit-il, je loue ta force, je suis émerveillé de ta beauté, à voir la tête que tu as, la forme qui est la tienne, la grandeur de tes pieds, la grandeur de tes sabots ; mais quel fardeau tu portes sur la tête ! Enlève donc cet enchevêtrement si inutile : ce sera pour ta tête une parure, la délivrance d’un poids, ou un changement en mieux. D’ailleurs qu’as-tu besoin de cornes, la paix régnant avec les lions ? » Le taureau se laisse prendre à ces paroles, et, rejetant la force de ses armes, il fut dès lors pour le lion une proie facile à prendre et un dîner sans danger.
    « C’est ainsi qu’à écouter ses ennemis on s’attire, avec la tromperie, le danger. »
  3. Platon, Phédon, 60 b/c, trad. Robin.
  4. Voici les remarques que suggèrent par exemple les 2 fables originales citées plus haut. Dans la fable La Femme et l’Ivrogne deux mots non classiques attirent l’attention : ἀνανήφειν , qui est dans Aristote, et πολυανδρίου qui est dans Josèphe et dans Plutarque. Dans Le Lion, le Loup et le Renard, la seule chose qui ne soit pas classique est l’emploi de μηδέ avec un participe pour οὐδέ, et la place de αὐτοῦ dans τὴν αὐτοῦ δοράν ; mais ce sont là deux particularités qui ne sont pas inconnues à l’époque alexandrine ; μή y devient même régulier avec un participe.
  5. Dans son étude intitulée Die Babrianischen Fabeln des cod. Bodleianus, 1876, il signale comme byzantins : στηλιτεύω, au sens de flétrir, ἄρκος, pour ἄρκτος, ἐτζύριζον, βάκλον, βύκανον, δεῖπνος, εἰ avec le subjonctif, ἐάν avec l’indicatif. Je rayerais de sa liste des mots comme ἄρκος qui est déjà dans la Septante ; βύκανον, bien voisin de βυκάνη qui est dans Polybe ; βάκλον, qui n’est qu’une autre forme de βάκυλα, pluriel que Plutarque emploie au sens de faisceaux ; δεῖπνος qu’on trouve dans un manuscrit de Diodore de Sicile. J’y ajouterais d’autres mots comme ἐδυσώπει (15), au sens de prier, ὑπεξουσίων (44), au sens de sujets ; φακιόλιον (79) ; προσπετάσας (79), au sens de voler ; ἐπετάσθησαν (124), s’envolèrent ; δώσῃ subjonctif aoriste premier de δίδωμι ; προσφάγημα (281). J’y ajouterais surtout de graves négligences dans les constructions, par exemple dans la fable 16 συνεβούλευενκαταπεσεῖν ἔν τινι βόθρῳ καὶ ἀναπαύσεως τυχεῖν : il lui conseillait de se laisser tomber dans une fosse, qu’ainsi il aurait du repos, et : ἐγχυματίσαι ἔλεγεν αὐτῷ καὶ τῆς ὑγείας τυχεῖν : il disait de lui faire une infusion, et qu’ainsi il recouvrerait la santé. Cet emploi de l’infinitif aoriste pour le futur τεύξεσθαι fait contresens. Une incorrection du même genre se remarque dans la fable 200 : ὄμνυμί σοι μηδὲν κακὸν παθεῖν παρὰ τοῦ λέοντοςπαθεῖν doit être traduit comme s’il y avait πείσεσθαι. Plus bizarre encore est l’emploi du participe aoriste (58) ; ἠκολούθει θρηνῶν μηδὲν θερίσας, et (246) : βάτραχος ἐπηκολούθει δεῖπνον καὶ αὐτὸς τῷ ἰκτίνῳ γενόμενος ; on attendrait θεριῶν et γενησόμενος. Citons encore un résumé si bref qu’il en est incorrect (296) : Ὁ δὲ ταῦτα μᾶλλον ὁρῶν πλείω τὴν λύπην εἶχε ὅσῳ μᾶλλον ἑώρα τοσούτῳ πλείω… Il y a bien d’autres incorrections encore mais je n’y vois rien de propre à l’époque byzantine ; je n’y vois qu’un effet de l’inhabileté et de la négligence du rédacteur.